Marina Carrère d'Encausse : "Les violences psychologiques sont extrêmement dures à repérer"

Marina Carrère d'Encausse fait de la lutte contre les violences conjugales son cheval de bataille. La journaliste et médecin engagée abordera ce thème dans les émissions "Le Magazine de la Santé" et "Allo Docteurs", le 21 novembre dès 13h40, sur France 5. Entretien avec l'animatrice qui nous parle du rôle des médecins, de la gravité des violences psychologiques et du tabou autour de ce phénomène de société.

Marina Carrère d'Encausse : "Les violences psychologiques sont extrêmement dures à repérer"
© Jacques BENAROCH/SIPA

Quelques jours avant la fin du Grenelle des violences conjugales, Marina Carrère d'Encausse aborde ce terrible phénomène de société dans les émissions Le Magazine de la Santé et Allo Docteurs, le 21 novembre dès 13h40, sur France 5. Entretien avec la journaliste, médecin et romancière, engagée dans le combat contre les violences conjugales depuis des années.

Quel est l'objectif de cette programmation spéciale ?
Marina Carrère d'Encausse :
Les chiffres sont de plus en plus affolants et rien ne permet de penser que la situation s'améliore. Le Grenelle des violences conjugales est très important, les conclusions vont être rendues dans quelques jours. Les violences conjugales sont un vrai problème de société sur lequel nous voulons alerter, faire le point : il faut expliquer aux femmes quelle est la réalité d'aujourd'hui.

En quoi les médecins ont-ils un rôle à jouer, notamment dans le repérage de ces violences conjugales ?
Marina Carrère d'Encausse :
Ils ont un rôle essentiel à jouer, aussi bien les médecins généralistes traitants que les médecins urgentistes, qui voient parfois arriver des femmes en situation difficile et n'osent pas toujours poser les questions. Ce n'est jamais un problème de désintérêt. Parfois, les médecins sont un peu gênés, notamment s'il s'agit de femmes qu'ils côtoient depuis longtemps. Les médecins traitants étant souvent des médecins de famille, il est difficile d'envisager que le mari puisse être violent quand on le soigne aussi. Par ailleurs, le fait demander à sa patiente si elle subit des violences psychologiques, sexuelles ou physiques n'est pas encore entré dans les coutumes et les mœurs. Pourtant, il s'agit d'un processus absolument essentiel, car les violences ne surviennent pas uniquement dans le contexte où l'époux est alcoolisé, loin de là. 

La question de la flexibilité du secret médical a notamment été abordée durant le Grenelle des violences conjugales.
Marina Carrère d'Encausse :
À mon avis, il s'agit d'une mesure pertinente, mais j'entends les arguments des médecins qui ne sont pas pour. Un problème très délicat se pose : ces femmes ont souvent peur des réactions de leur conjoint. Or, à partir du moment où ce secret médical est levé, le mari sait que sa conjointe a parlé au médecin, car il y a un dépôt de plainte, une main courante, une convocation ou d'autres conséquences. Si les femmes n'ont pas les moyens de se protéger ou si leurs plaintes, comme 80% des plaintes, n'aboutissent pas à une protection des victimes, il y a mise en danger. Il faut être sûr qu'en pratique, la mesure sera suivie d'un effet qui sera protecteur pour les femmes et les enfants. 

On recense 136 féminicides pour l'instant, c'est davantage que l'année dernière. Qu'est-ce que l'on fait de mal selon vous ? 
Marina Carrère d'Encausse :
Il faut que les médecins soient formés à soupçonner des violences et à accompagner ces victimes. Si elles peuvent porter plainte à l'hôpital, c'est une bonne chose. Dans les commissariats, les femmes et les hommes doivent être formés à entendre les paroles de ces victimes. On ne doit pas mettre en doute la parole d'une femme (et ainsi la mettre en danger) qui vient déposer une main courante ou une plainte. Il est nécessaire de tenter de comprendre ces femmes et de ne pas les juger. On a tendance à projeter nos idées toutes faites : on se dit : "Demain, si mon mari me frappe, je m'en vais". La réalité est beaucoup moins simple que cela.. Il y a mille raisons qui peuvent pousser une femme à rester auprès d'un conjoint violent : l'argent, les enfants... Enfin, il faut également que l'on ait suffisamment de foyers pour accueillir les femmes qui n'ont pas assez d'argent, qui restent souvent avec leur conjoint pour des raisons financières.

Il y a un autre type de violences conjugales dont on entend moins parler : les violences psychologiques…
Marina Carrère d'Encausse :
Ce sont malheureusement les plus dures à comprendre car ces bourreaux sont souvent tout à fait charmants à l'extérieur. Ce sont des gendres idéaux, des hommes sympathiques qui ont beaucoup d'amis et qui ont l'air tout à fait convenables, mais se transforment dans la cellule conjugale et familiale en espèce de tyran. C'est souvent très subtil, car ce sont des hommes intelligents. Lorsque l'on frappe sa femme et qu'on lui casse le bras, cela se voit. Là, c'est plus compliqué, il s'agit d'un éloignement du reste des amis et de la famille, d'un dénigrement... C'est une emprise qui se fait sur des mois ou des années : les femmes finissent même par se dire qu'elles sont elles-mêmes coupables du comportement de leur conjoint. C'est un mécanisme impressionnant et que peu de gens connaissent. Peu de médecins savent analyser ces phénomènes et aider ces femmes mises plus bas que terre. Les téléspectateurs ont beaucoup plus de mal à comprendre les femmes qui témoignent de violences psychologiques. Ils ont parfois l'impression que quand elles n'ont pas été frappées, la situation est moins grave, ce qui n'est évidemment pas le cas. L'empathie est beaucoup plus difficile à faire passer. Une femme qui raconte qu'elle a été violée par son mari et frappée devant ses enfants suscite du dégoût et de la colère, à raison évidemment, mais l'empathie est plus difficile à faire passer quand il s'agit de violences psychologiques.

La justice restaurative émerge dans notre pays, notamment dans le cas des agressions sexuelles (pratique qui permet de faire dialoguer victimes et auteur d'infractions afin que chacun puisse se reconstruire, ndlr). Est-ce une piste à explorer dans le domaine des violences conjugales ?
Marina Carrère d'Encausse :
La justice restaurative est encore très marginale en France, elle demande des moyens et ce n'est pas ce que l'on a le plus dans notre pays. Il faut notamment des personnes qui encadrent, des formations…. Je ne sais pas si elle peut être efficace dans le cadre des violences conjugales. Il faudrait voir ce qui est fait au Canada, où ce type de justice est plus développé, mais c'est une question qui mérite que l'on se penche dessus. Par exemple, dans l'émission de jeudi, nous entendrons le témoignage d'un homme qui a été violent avec sa compagne et a demandé de l'aide dès le début parce qu'il s'est rendu compte de son comportement. Il a fini par se reconstruire grâce aux groupes de paroles. Ceux-ci sont extrêmement intéressants, pour peu que les conjoints violents reconnaissent leurs travers..