Bernard Lavilliers : "Un homme comme moi ne se plaint pas"

Bernard Lavilliers, héritier de Léo Ferré, magicien des mots, interprète aux muscles saillants et à la voix de velours, impose son génie sur un album studio intitulé "5 Minutes au Paradis". Guitares électriques, textes percutants : ce disque puissant, sensible, engagé, réussit la prouesse d'un ton et d'un son justes pour évoquer le tragique de l'actualité. Rencontre avec un militant solide comme un roc et troublant de fragilité.

Bernard Lavilliers : "Un homme comme moi ne se plaint pas"
© Bernard Lavilliers/BARCLAY | UNIVERSAL MUSIC FRANCE

Rockeur lettré, défenseur des opprimés, artiste en phase avec la réalité, Bernard Lavilliers est un mélomane qui pourfend l'injustice et un showman qui assure sur scène avec le talent et la générosité qu'on lui connaît. Sur son 21e album studio, édité chez Barclay, il convie Jeanne Cherhal, Feu! Chatterton, Benjamin Biolay, et livre, en nuances et performances, la chronique d'une humanité désenchantée.
Jamais acerbe, étonnant de douceur et de bienveillance, Bernard Lavilliers l'est aussi dans ce bar de Ménilmontant où nous avons rendez-vous… Il nous berce de son timbre langoureux, nous enveloppe de sa force tranquille. Déconcertant de sincérité, plus intime que jamais, il se risque à la confidence, révèle ses errances personnelles et l'importance d'aimer. 

Comment écrire d'aussi jolies chansons sur des sujets aussi violents que les attentats, Daech et le Hezbollah ?
Bernard Lavilliers : Merci de me dire que je suis arrivé à faire de la poésie. J'ai surtout voulu éviter l'emphase, la compassion excessive et m'exprimer avec la pudeur nécessaire. J'ai pris mon temps, je suis resté dans l'ombre, le silence pour observer, prendre de la distance. Être dans le pathos, dans le "sortez vos mouchoirs", ne m'intéressait pas… Au Bataclan, un ami a perdu sa femme, des techniciens qui bossaient avec moi ont été des victimes ce soir-là... Les mecs laissaient croire aux gens qu'ils pouvaient partir et les flinguaient dans le dos… Je ne veux pas en rajouter, mais ce n'est pas de la tristesse que l'on entend dans Vendredi 13, c'est de la colère…

Cette colère que vous évoquez peut aussi s'exprimer par les coups lorsqu'on est dépourvu des mots…
J'ai été boxeur, d'accord, mais j'étais professionnel. C'était pour gagner ma vie. Je préfère mille fois le langage, la diplomatie, chercher un terrain d'entente qu'avoir recours à la brutalité. Je pense que la guerre, c'est la défaite de l'homme, carrément une honte. J'ai conscience qu'en chantant sur cette tragédie, ça ne consolera personne, mais ça fera peut-être écho.

N'avez-vous jamais cette crainte d'aseptiser une réalité dramatique en la rendant trop douce à entendre ?
Vous auriez préféré que je sois davantage hard-rockeur que crooner ? Il n'y a pas d'incompatibilité à évoquer une cruauté glaciale avec une voix caressante, un acte redoutable sur une mélodie chaleureuse... Au contraire. C'est une manière d'assumer une dimension esthétique, ailleurs que dans l'art. Regardez en politique : quand les femmes et les hommes publics perdent la dimension esthétique de la parole, qu'ils abandonnent la rhétorique du discours, ils en deviennent ridicules.

Dans Croisières Méditerranéennes, vous évoquez le drame des migrants et dénoncez en parallèle les vacances de luxe…
Cela fait au moins six ans que cela dure ces boat-people qui viennent s'échouer sur l'île de Lampedusa en face de la Sicile.. Je ne suis pas en train d'accuser les touristes qui partent en vacances sur des paquebots 5 étoiles où le champagne coule à flots… Je leur dis "attention", vous regardez trop haut pour voir les zodiaques pourris en-dessous. Ne pas laisser couler quelqu'un, c'est la loi de la Mer et de nombreux marins ont sauvé des vies. Ce que je trouve scandaleux, ce sont les passeurs sans scrupule qui poussent des familles entières, de tous les niveaux sociaux, sur des embarcations de fortune. Ces gens pensent fuir le conflit, la faim et ils trouvent la mort, sous vos yeux, sans un regard…

© Bernard Lavilliers / BARCLAY | UNIVERSAL MUSIC FRANCE

Malgré 50 ans de métier, vous donnez toujours l'impression de rester à bonne distance du showbiz, des privilèges que cela aurait pu vous procurer, est-ce le cas ?
Je n'ai pas assez de fric pour vivre comme ça et cela ne m'intéresse pas. Je préfère produire de jeunes artistes, aider les Indiens, soutenir mes amis des Caraïbes qui n'arrêtent pas de se prendre des cyclones…

Sans être dans l'ostentation, vous affirmez un style soigné, un look vestimentaire plus travaillé que celui que l'on pouvait imaginer…
Je me suis habillé pour vous, c'est une question de respect (il porte une chemise noire, ndlr). Rien à voir avec le show business. C'est un truc américain, ça n'existe pas en France. J'ai vécu à Los Angeles, bien connu le manager de Michael Jackson, Madonna… Hollywood, Las Vegas, c'est ça le star-system. A Paris, les paillettes, la gloire, les paparazzi, c'est un faux problème.

Donc, vous n'avez jamais eu à repousser certains médias ?
Non, j'ai convaincu les magazines qu'ils allaient perdre de l'oseille. Sur ma vie privée, cela fait vingt ans que je suis avec la même femme, une graphiste-typographe-sculptrice au talent incroyable. En plus, comme je ne leur ai rien demandé pour lancer ma carrière, je ne suis pas un bon client pour Paris Match.

La lutte des classes, la dichotomie ouvriers/patronat, le déni des cols blancs sont moins prégnants dans cet album où vous évoquez le licenciement abusif du N°2 d'une entreprise …
Absolument. Il ne faut pas croire qu'il n'y a que chez Alstom qu'on casse des hommes. Pour virer des ouvriers, il y a un processus long, ça s'appelle un plan social. On ne peut pas virer 300 ouvriers comme ça. Les grévistes peuvent occuper l'usine. Ce bras droit de la direction n'est pas syndiqué, il ne peut que quitter son bureau. Pendant longtemps, les cadres supérieurs ne se sentaient pas vraiment concernés, ils géraient la rentabilité, pas question de sentiment, d'angoisse de perdre son boulot. Au pire ils partaient avec un parachute doré...  Le monde du travail est devenu extrêmement violent. Moi, moins, vous avez raison !

Auriez-vous cesser d'être le détracteur du capital,  l'insoumis, le défenseur de la veuve et de l'orphelin ?
Non, je défends le peuple. L'injustice me hérisse le poil et il me semble que je balance pas mal sur ArcelorMittal. Peut-être suis-je moins manichéen, moins dans l'indignation, la dénonciation.

Et comment vivez-vous l'exercice de la promo ?
La promotion ne me dérange pas. De toute façon, un homme comme moi ne se plaint pas. Si je vais chez Yann Barthès, il va me mettre en boîte, pourquoi pas. Si j'ai bien dormi, je suis plutôt drôle comme type… Et ce n'est pas gênant qu'un artiste fasse du divertissement. Le problème des émissions qui tournent en boucle, c'est le systématisme de l'humour, de la dérision sur des questions politiques. Cette logique du scoop et du propos qui fait le buzz sur des sujets graves me révulse.   

Jouer le jeu, vous mettre en scène, est-ce chose facile ?
Je défends mon œuvre et ceux qui l'ont portée avec moi sans posture de surplomb. Je ne joue pas un rôle. Lorsque vous me posez des questions et que vous me dites qui vous représentez comme auditoire, cela m'intéresse. Je ne sais pas ce que les femmes peuvent penser de moi, elles doivent se dire que je suis peut-être un mec très violent… J'ai un passé bizarre, mais je ne le raconterai pas.

Et l'information, comment vous la vivez-vous ?
Comme une saturation. Pour m'entraîner, je me lève tôt vers 6-7h du mat, je mets la radio, France Info, puis BFM, avec la conscience que les chaînes télé fond des news catastrophistes. Seule Arte a grâce à mes yeux. Et Elise Lucet, pour la qualité de ses reportages ! Sinon, je lis beaucoup la presse Libé, Le Monde, L'Huma, Le Figaro, je suis resté attaché aux journaux, à l'analyse de la presse, sans distinction "gauche/droite".

Vous mettez en musique l'actualité, la réalité, vous considérez vous comme un "artiste engagé".
Je n'aime pas ce terme. Ce n'est pas un état, pas un métier, pas un mot valise. Je suis engagé pour certaines causes dans la mesure où j'essaye d'aider concrètement les Antilles, les Indiens, les sidérurgies…

Quel regard portez-vous sur votre parcours ? Êtes-vous un fier, sévère ou indulgent?
Non, je suis d'une rare dureté. Si l'on est exigeant avec les autres, ce que je peux être artistiquement, on doit l'être aussi avec soi-même. J'essaye d'avoir une attitude irréprochable, de me tenir à des valeurs, des principes, une droiture un peu à l'ancienne. Je ne donne pas ma parole si je ne peux pas la tenir. Je ne parle pas beaucoup de ma vie, même à ma femme, elle peut vous le dire. Un jour elle m'a demandé : "Pourquoi tu ne me poses jamais de questions ?". Je lui ai répondu : "Parce que je n'aime pas que tu m'en poses". Pourtant, j'aime infiniment cette femme intelligente, libre et autonome, une personne en beaucoup d'endroits supérieure à moi. Je ne pourrais pas fréquenter une gamine, une petite gonzesse bien gentille. Donc, au moins pour mon épouse, j'essaie de m'améliorer.

Le couple serait-il un devenu un fondement pour vous ?
Je n'y ai pas réfléchis comme ça. Je reste un solitaire, indépendant de nature. Je préfère être seul que mal accompagné, mais avec elle je veux partager ma relation au monde, mes expériences. On s'est mariés il y a quelques années, avec très peu de témoins. C'était une sorte de parole de pirate, une façon de la protéger. Je suis plus âgé, si je glisse avant, je n'aimerais pas qu'il lui arrive des emmerdes. Je la soutiens, lui offre une épaule. Sophie est une femme extrêmement courageuse, très digne, qui comprend tout. Elle lit énormément, voyage, fait des croquis, c'est vraiment une artiste, une aventurière, une baroudeuse… Elle est venue avec moi en Haïti et chez les Indiens, d'ailleurs le chef Raoni l'adore. Vous me voyez avec une bourgeoise ? Désolée pour celles qui viennent m'écouter en concert, pardon si je suis catégorique, mais vous ne me verrez jamais avec une bourgeoise !

© Bernard Lavilliers / BARCLAY | UNIVERSAL MUSIC FRANCE

Pourquoi ce rejet viscéral du mode de vie bourgeois ?
Cette forme de vie sédentaire, immobile, sans mouvements me déplaît… Les bourgeois ne sont pas forcément réactionnaires, mais souvent conservateurs. C'est ça, la bourgeoisie, rien ne bouge. Je déteste m'emmerder.

Vous êtes quelqu'un qui occupe l'espace et qui en impose. Comment fait-on, en cas de défaillance physique, quand c'est douloureux, que ça coince, que ça fait mal ?
On s'entraîne plus léger, mais on s'entraîne toujours. Vous savez, j'ai commencé la boxe à 12 ans, j'ai gardé la discipline, le goût du sport, faire tourner son sang et ses plaquettes, soigner ses artères : vélo, saut à la corde, taper dans le sac, pompes sur un bras... J'ai 71 ans, je peux encore être sur un ring, juste à l'esquive, montrer deux ou trois combines.

Ce corps, vous l'avez préservé, protégé…
Parce que mon père, ce vieux sage décédé à 95 ans, m'a toujours dit : "Bernard, on est pauvres. Le seul héritage que je te laisse, c'est ton corps, c'est ça. Pour travailler, pour faire la guerre s'il faut, pour aimer. Ne le dégrade pas, ce n'est pas normal, un animal ne ferait pas ça. Je ne suis pas Rothschild, je ne peux pas te payer une clinique en Suisse".

Vous dressez le portrait d'un athlète précautionneux, raisonnable, qui ne serait jamais dans l'excès…
Evidemment je me suis usé aussi avec des nuits sans sommeil…

Et de l'alcool ?
Quand je m'enivre, je connais mes limites. Je bois des lichettes de rhum pour me mettre de bonne humeur, pour faire la fête, mais je ne sais pas écrire sous influence. J'ai essayé, ça ne marche pas. Baudelaire faisait ça. Pour me tenir en éveil, je consomme du café, de l'eau et je fume une cigarette alors que j'ai arrêté le tabac. Quand on se sent inspiré, on est suffisamment ailleurs, c'est beaucoup mieux que la drogue, surtout pas besoin de ça.

Le mot de la fin ?
Ce disque est une œuvre pour se rappeler au devoir de mémoire. des "Strophes pour se souvenir" comme dirait Aragon et j'y délivre un message d'encouragement : "Tiens, ça va vous surprendre, mais je vais vous chanter l'espoir ! Plus la vie croit en la vie/Plus s'efface la douleur. " 

En tournée, dans toute la France et à  L'Olympia du 24 novembre au 3 décembre