L'HISTOIRE DE MA FEMME : Ildiko Enyedi nous parle de Léa Seydoux, de Louis Garrel et de la richesse de l'existence

Ildiko Enyedi navigue entre Paris et Hambourg pour "L'Histoire de ma femme", au cinéma le 16 mars. La Hongroise propulse Léa Seydoux et le Néerlandais Gijs Naber dans les années 20 pour sillonner l'amour, la légèreté de la vie et le poids du patriarcat sur la liberté des femmes. Entretien.

L'HISTOIRE DE MA FEMME : Ildiko Enyedi nous parle de Léa Seydoux, de Louis Garrel et de la richesse de l'existence
© Ildiko Enyedi lors de la cérémonie d'ouverture du Festival du Film de Turin, le 26 novembre 2021 - Nicolò Campo/Sipa USA/SIPA

Ildiko Enyedi est une femme remarquable. Dès 1989, son premier film Mon XXe siècle remporte la Caméra d'or à Cannes. Trente-trois ans plus tard, la réalisatrice hongroise a suivi le cours de ses expériences cinématographiques pour nous servir sur un plateau d'argent L'Histoire de ma femme, à découvrir en salles le 16 mars. Ce film au long cours raconte pendant près de trois heures les soupçons d'un homme sur les supposées tromperies de sa femme.
Jakob Störr décide d'épouser Lizzy par le plus grand des hasards : elle est la première à pénétrer dans le café où il se trouve avec un ami. Le marin, peu à son aise face aux principes de la terre ferme et aux jeux de l'amour, ne se doute alors pas que cette union présage le plus grand de ses malheurs. La délicieuse Française n'a que faire de ses préoccupations macho, elle n'est pas là non plus pour le rassurer dans son égo. Elle vit, virevolte, existe sans son autorisation. Des années durant, le capitaine essaie de percer ce mystère tout en tentant de déverrouiller ce qui bloque chez lui jusqu'à provoquer cette jalousie maladive. "C'est un film sur la condition humaine, qui montre comment la vie glisse entre nos doigts quand nous voulons la contrôler", nous explique Ildiko Enyedi, qui adapte là le roman éponyme de son compatriote Milan Füst. Elle nous en dit plus sur cette épopée philosophique portée par Léa Seydoux, Gijs Naber et Louis Garrel.

A quel moment le roman de Milan Füst est-il devenu une idée de film ?
Ildiko Enyedi 
: Je l'ai lu adolescente, au moment des grands questionnements sur la vie. C'est un roman philosophique en plus d'être un récit d'amour et de jalousie qui m'intéressait. Je trouvais ça très beau que ce regard sur la vie, soit emballé dans une histoire grand public. Il y a 4 ans, quand nous avons commencé à travailler sur le film, le mouvement Metoo s'est amorcé. J'ai alors voulu poser un regard féminin, emphatique et curieux, sur un homme conventionnel, piégé par son éducation et par sa volonté de contrôle. Même s'il reste dans ce modèle de pensée, sous cette couche se cache une sorte d'honnêteté. Il cherche vraiment à comprendre la vie. J'ai voulu montrer cette lutte en lui, cette trajectoire qui lui fait perdre ses points de repères jusqu'à sortir de sa zone de confort. Pour pouvoir changer, il doit se délester de tout. En plus d'une histoire sur la condition humaine, L'Histoire de ma femme devenait alors une étude de cas d'un homme traditionnel.

"J'ai changé de casting sur un coup de cœur"

Qu'est-ce qui pousse Jakob à vouloir absolument comprendre Lizzy, si ce n'est la possibilité d'avoir plus de pouvoir sur elle ?
Ildiko Enyedi
 : Ce n'est pas seulement ça. Lizzy sait quelque chose de la vie que lui ignore. Cette consistance est très intrigante. Si Lizzy n'était qu'une femme fatale, ce serait différent, mais elle a conscience d'une chose fondamentale sur l'existence qui la rend très attractive. Avant de changer lui-même, il ne peut pas le saisir. J'ai pensé à tous ces hommes qui ont reçu ces valeurs et qui sont désormais perplexes, déstabilisés, pleins de bonne volonté pour changer, mais n'ont aucune idée de comment s'y prendre et ce qu'ils doivent modifier en eux. Le roman se passe dans les années 20, je l'ai laissé à cette époque où ces archétypes se manifestent plus frontalement.

Léa Seydoux et Gijs Naber dans "L'Histoire de ma femme" © Csata Hanna - Pyramide Films

Comment avez-vous écrit le personnage de Lizzy pour qu'elle soit si riche, tout en étant vue uniquement par le prisme d'un homme pour qui elle reste une énigme ?
Ildiko Enyedi 
: Je ne voulais pas apporter de réponse sur elle, même à la fin. Qu'il n'y ait pas d'explication aussi simple est le moteur du film. Avec Léa Seydoux, nous avons mis en commun nos expériences passées et nos visions de nos mères pour créer un espace pour Lizzy, un univers plutôt qu'une histoire fixe. Dans cet univers, Léa pouvait alors bouger librement, être capricieuse, grave ou tendre... Lieey est calme, mais elle a beaucoup de couleurs. Cela passait aussi par toute une série de choix visuels, comme l'appartement parisien qui est un reflet d'elle-même.

A quel moment avez-vous pensé à Léa Seydoux pour lui donner vie ?
Ildiko Enyedi
 : Je suis venue à Paris pour rencontrer Louis Garrel, qui était mon unique choix pour le rôle de Dedin, l'ami de Lizzy. Je n'avais même pas de plan B ! Comme Léa et Louis ont le même agent, ce dernier a montré le script à Léa. Nous avons partagé un café toutes les deux et je dois dire que c'est toujours un peu irrationnel ce qui se passe pendant le casting. Quand je l'ai rencontrée pour la première fois, j'ai été touchée par son être. Je ne me suis pas demandé si elle correspondait à la description du roman (ce n'était pas le cas), ou si elle était bonne actrice, ce qui était une évidence. Ce rôle nécessitait quelque chose de plus mystérieux, d'être infiniment touché, intéressé par une personne. C'est un sentiment très spécial. Quand on fait un film, des portes d'empathies dont on n'a même pas conscience s'ouvrent. Et alors, il faut foncer.

Jakob soupçonne Dedin d'être l'amant de Lizzy, ce qui le rend fou. En quoi Louis Garrel était-il le Dedin que vous imaginiez ?
Ildiko Enyedi
 : Je voulais montrer cette sorte de rival du point de vue de Jakob. Louis Garrel est la personnification de tout ce que ce capitaine hollandais ne peut pas être. Malgré tous ses efforts, il n'aura jamais cette culture, cette malice, cette élégance, cette perspicacité, ce sarcasme. Tout ça le met dans une position inconfortable, enfantine, presque maladroite. Louis Garrel renvoie une image très parisienne. Comme Lizzy, qui n'est pas seulement française, mais Parisienne. Tout de suite, une complicité élémentaire naît entre les deux et exclut Jakob. Peu importe ce qu'il fait, il ne fera pas partie de leur sphère. Physiquement, si on regarde ces deux hommes, on devine aussi la confrontation entre eux.

Léa Seydoux, Gijs Naber et Louis Garrel dans "L'Histoire de ma femme" © Csata Hanna - Pyramide Films

Comment avez-vous découvert Gijs Naber et décidé de lui confier ce rôle ?
Ildiko Enyedi
 : Gijs Naber est un acteur de théâtre très articulé. Avec de tout petits gestes, il peut faire ressentir beaucoup de choses. J'avais déjà commencé à travailler le rôle avec un acteur norvégien quand j'ai découvert le court-métrage d'un élève de l'université pour laquelle j'enseigne. Gijs, qui est néerlandais, avait accepté généreusement de venir à Budapest pour jouer dedans, sans être payé. Il incarnait un producteur de porno manipulateur très éloigné de Jakob, mais j'ai vu quelque chose en lui qui m'a donné envie de travailler avec lui immédiatement. J'ai changé de casting sur un coup de cœur.

L'image du film est magnifique. Comment est née cette identité visuelle forte ?
Ildiko Enyedi : Avec le directeur de la photographie Marcell Rév (qui a travaillé sur la série Euphoria, ndlr), nous ne voulions pas créer un style, mais utiliser l'image comme un outil dramaturgique. Par exemple, on ne peut pas montrer que le capitaine navigue pendant 4 mois, revient pour 3 jours et repart, alors on doit filmer ce qui se passe en mer différemment. Cela revient à créer des tableaux qui résument l'essence de son expérience. Qu'est-ce que ça veut dire d'être dans un environnement si minimaliste pendant longtemps et de se prendre en pleine tête cette richesse, cette imprévisibilité de la terre ferme ? Au début du film, on voit la cantine du cargo vide. Les hublots laissent percer des rayons du soleil, le bateau tangue. Tout a été fait en studio, en construisant des éclairages mobiles pour recréer le jour et les mouvements du navire. On a placé une longue table très foncée au centre, qui donnait encore plus de visibilité à ces patchs de lumière. Tous ces efforts pour un seul plan nous permettaient de montrer le vide et la solitude des mois en mer. On comprend en quelques secondes ce que ça implique pour Jakob d'être là.