LINGUI : Mahamat-Saleh Haroun, réalisateur sacré

Dans "Lingui, les liens sacrés", au cinéma le 8 décembre, le réalisateur met en évidence les entraves à l'émancipation des femmes au Tchad. Avec une histoire d'avortement, Mahamat-Saleh Haroun met en scène un duo mère-fille prêt à faire tomber les barrières des traditions pour délivrer le "lingui", ce concept tchadien de solidarité. Conversation avec un cinéaste sensible au féminin.

LINGUI : Mahamat-Saleh Haroun, réalisateur sacré
© Niviere David/ABACAPRESS.COM

"Je suis arrivé au cinéma par un gros plan", se remémore Mahamat-Saleh Haroun. Le réalisateur de Lingui, les liens sacrés a découvert la magie du 7e Art à 9 ans, fondant devant le sourire projeté sur grand écran d'une actrice de Bollywood. C'était la première fois que le jeune Tchadien découvrait une image animée. Des décennies plus tard, le voici de l'autre côté de la caméra, à filmer lui aussi les femmes. Avec Lingui, au cinéma le 8 décembre, le cinéaste deux fois récompensé à la Mostra de Venise se penche sur le sujet de l'avortement, interdit dans son pays natal.
Amina vit seule avec sa fille de 15 ans depuis que sa famille l'a exclue à cause de cette grossesse hors-mariage. Quand Maria, sa progéniture, lui annonce qu'elle attend un enfant, Amina y voit la répétition de son propre sort. L'adolescente la plonge dans un dilemme quand elle lui annonce qu'elle compte avorter. L'interruption volontaire de grossesse est illégale et contraire à leur religion musulmane. S'en suit pour la jeune fille une bataille pour faire valoir son droit à disposer de son corps, contre les lois, les qu'en-dira-t-on et la peur de sa mère.
A travers l'histoire d'Amina et Maria, Mahamat-Saleh Haroun consacre un film au lingui, ce précepte tchadien qui fait du lien unissant la communauté la valeur la plus importante, au-dessus des religions et de la politique. Son cinéma pose un regard critique sur les traditions et le patriarcat pour remettre la sororité au premier plan. Rencontre avec un réalisateur qui fait bouger les lignes.

Comment vous est venue l'envie d'aborder la condition féminine au Tchad ?
Mahamat-Saleh Haroun
: Les choses qui se passent autour de moi m'interpellent. Mon premier long-métrage m'a été inspiré par l'histoire d'une femme venue voir ma mère pour une quête auprès des connaissances, au nom du lingui. La fille de cette femme voulait divorcer, mais au Tchad chez les musulmans, la femme ne peut pas rompre le mariage. Elle doit être répudiée par l'homme. Le seul moyen pour elle de divorcer, c'est de rembourser la dot. Cette femme-là faisait donc la quête pour rassembler l'argent nécessaire. Pour ce film, c'est à peu près la même idée de base. Il y a quelques années, j'ai lu un fait-divers sur une jeune femme qui avait jeté son nouveau-né dans des latrines. Quand j'avais 6 ou 7 ans, une histoire similaire m'avait traumatisé parce qu'elle s'était passée dans mon quartier. Le désastre continue donc. C'est d'autant plus récurrent aujourd'hui que la sexualité est plus active. Sauf qu'il reste tabou d'avoir un enfant hors mariage ou d'être fille-mère.

D'où vous vient votre féminisme ?
Mahamat-Saleh Haroun
: Je me suis souvenu que ce n'était pas très difficile d'être féministe. Comme tous les Africains, j'ai été élevé par les femmes - ma grand-mère, ma mère, mes tantes - parce que les hommes ont toujours mieux à faire que de s'occuper de la progéniture. On a tous une part féminine en nous. Il a été facile de replonger dans ce milieu que j'ai toujours côtoyé.

© Ad Vitam

Le film aborde la question de l'avortement, mais aussi du divorce, de l'excision… Où en est le Tchad sur ces questions-là ?
Mahamat-Saleh Haroun
: Il y a le Planning Familial, mais le sujet du film, c'est plutôt les jeunes femmes qui entrent dans la sexualité à 15 ou 16 ans et qui ne peuvent pas se tourner vers eux, parce que c'est mal vu de penser à la contraception à ces âges-là. Au Tchad, ça veut dire qu'on pense à aller forniquer et ce n'est pas bien. C'est là que le bât blesse. Comme on considère que parler de sexualité est tabou, parler d'éducation sexuelle l'est aussi. Le mot "viol" lui-même n'existe pas. Ce qui veut dire qu'il n'y a pas de crime dans cette histoire. Le Tchad a bien adopté et adapté le droit français, qui mentionne ce mot et le considère comme un crime, mais d'un point de vue local, le mot, donc l'acte, n'existent pas. Les clichés que l'on voit partout dans le monde s'appliquent là-bas aussi : on dira que ce n'est pas vrai, puis que c'est la fille qui l'a voulu… Tout est construit pour que la faute retombe sur la femme.

Avec Lingui, les liens sacrés, vous montrez les conséquences de ces tabous sur les femmes…
Mahamat-Saleh Haroun
: Les jeunes femmes sont toujours considérées comme responsables. Tout est de leur faute. Parler de sexe est tabou, parler de viol bien entendu est tabou aussi, alors avoir un enfant devient tabou et l'enfant lui-même est pestiféré. Du début à la fin, c'est une histoire tragique pour une seule personne : celle qui est porteuse de la vie. Je me suis dit que je devais parler de cela. J'ai interrogé certaines femmes, qui m'ont confié que cette injustice était le quotidien de pas mal de Tchadiennes.

Maria est déterminée à faire entendre son désir d'avorter, alors qu'Amina a peur des répercussions... Etait-ce une allégorie d'une nouvelle génération qui s'empare de ces sujets-là ?
Mahamat-Saleh Haroun
: Oui et j'en suis même étonné. Je savais que la nouvelle génération voulait résoudre ce problème. J'ai découvert l'ampleur de l'adhésion à cette liberté-là pendant les projections de Lingui au Tchad. Femmes, filles et garçons confondus ont adhéré au film d'une façon à laquelle je ne m'attendais pas. C'est un sujet qu'ils connaissent et on se doute qu'ils y sont souvent confrontés. D'un côté, il y a ceux qui sont tournés vers un horizon de liberté, de jouissance de son corps... De l'autre, il y a cette mère Amina, encore bridée par la tradition, par la religion et qui baisse la tête pour ne pas faire trop de dégâts. Elle-même a déjà "fauté" et est punie pour ça. En voulant sauver sa fille, elle se sauve elle-même.

© Ad Vitam

Avez-vous montré le film aux autorités ?
Mahamat-Saleh Haroun
: Nous avons fait deux projections privées au mois de septembre. La ministre de la Culture était présente et bouleversée à la fin du film. Le ministre chargé de la Réconciliation nationale a pris contact avec moi dès le lendemain pour organiser une projection pour les autorités. J'ai refusé parce que j'ai trouvé que c'était une récupération de mon œuvre. Une association qui lutte pour la légalisation de l'IVG était aussi présente et a officiellement demandé à Achouackh Abakar Souleymane, qui joue Amina, de devenir leur ambassadrice. Elle a accepté. Lingui soulève le couvercle. Depuis la présentation en septembre, le ministère de la Femme n'arrête pas de communiquer sur des viols, alors que ce travail n'a jamais été fait avant. Le film s'est révélé être un accélérateur sur ces questions et j'en suis ravi.

Votre ambition première est-elle de faire du cinéma politique ?
Mahamat-Saleh Haroun
: Je suis arrivé au cinéma par l'émotion et le romanesque, par la possibilité d'être transporté ailleurs, mais très vite, en étant le seul cinéaste d'un pays comme le Tchad, on se retrouve à réaliser des films parce qu'on a besoin que les choses changent. En choisissant d'être réalisateur, je suis devenu porte-parole malgré moi de toutes ces mémoires. On en vient à se dire qu'on fait des films utiles parce qu'ils s'inscrivent dans une Histoire. Malgré la géographie, la distance, en se focalisant sur des réflexions humaines, on se demande comment ne pas laisser ce pays dans ce que j'appelle la banlieue du monde. Mon objectif est d'inclure ces personnes dans la marche du monde et de faire comprendre aux autres que leurs histoires sont universelles. Elles pourraient se passer n'importe où.