PASSION SIMPLE pour Annie Ernaux, une auteure majeure

Grâce à une œuvre dense et passionnante, où sa vie s'entremêle à la sociologie, Annie Ernaux, 80 ans, est devenue au fil des décennies l'une des auteurs les plus importantes de la littérature française. Son roman "Passion Simple" est transposé cette année au cinéma par la cinéaste franco-libanaise Danielle Arbid. Claire Devarrieux, chef du service livres à Libération, nous aide à comprendre cette icone.

PASSION SIMPLE pour Annie Ernaux, une auteure majeure
© CATI CLADERA/EFE/SIPA

La Place, La Honte, L'Occupation, Les Années... A 80 ans, l'écrivaine Annie Ernaux présente l'une des bibliographies les plus impressionnantes de la littérature contemporaine. Une œuvre essentiellement autobiographique au sein de laquelle elle greffe ses expériences et son vécu à chaque époque qu'elle regarde dans les yeux. Son roman Passion Simple, pourtant difficilement adaptable, a été porté cette année à l'écran par la réalisatrice franco-libanaise Danièle Arbid. Dans Passion Simple, disponible en VOD et VODy découvre le récit fiévreux d'une femme consumée, transcendée et épuisée par l'amour d'un homme. Le temps de trois questions, Claire Devarrieux, chef du service livres à Libération, revient sur elle, ses mots et son importance.    

A quel point les mots d'Annie Ernaux sont-ils cinégéniques? La transposition à l'écran de Passion simple vous semble-t-elle être une évidence ?
Claire Devarrieux :
Je n'aurais jamais pensé qu'on puisse voir les textes d'Annie Ernaux sous cet angle. C'est rien de dire, donc, que l'adaptation de Passion simple ne m'apparaît pas comme une évidence. Il y a dans ce roman des images très fortes, une fétichisation des objets et des vêtements, toutes choses dont on pourrait dire qu'elles sautent aux yeux à la lecture (c'est le cas dans l'œuvre d'Annie Ernaux en général). Mais l'essentiel du livre est de l'ordre de l'espace intérieur : celui de la sensation, d'une part, et celui de l'écriture, d'autre part, ces deux temps ou espaces ne se recoupant pas. Passion simple est écrit au passé, selon un unique point de vue. L'obsession y est prédominante, la simplicité trompeuse. L'attente, le doute, la jalousie, l'étrangeté de l'homme aimé: autant de défis magnifiques pour le cinéma, pour l'écran.

On l'évoque souvent comme une romancière sociale. Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'est-ce que son regard a permis de traduire de nous, de notre société ?
Claire Devarrieux :
Annie Ernaux elle-même dit que certains de ses livres sont "auto-socio-biographiques". Depuis la Place, c'est à dire depuis qu'elle a cessé d'écrire de la fiction, son propos est de montrer comment sa propre expérience s'insère dans une époque, une culture ou une condition. Elle écrit en quelque sorte "l'autobiographie de tout le monde" (pour reprendre un titre de Gertrude Stein) : les Années réalise exactement ce projet. Transfuge de classe, venant d'un milieu modeste ou "dominé", elle a accédé à un monde cultivé et bourgeois. Elle a longtemps exploré ce grand écart. Ses premiers romans sont remarquables, les Armoires videsla Femme gelée, mais elle n'a pas encore trouvé la voix  "impersonnelle" qui lui permet de démasquer la réalité. L'écriture de ces deux premiers livres-là est encore empruntée à la littérature des "dominants", elle est encore en surplomb. C'est ce contre quoi Annie Ernaux lutte par la suite.

Qu'est-ce qui, selon vous, fait d'elle l'une des auteures les plus importantes de la littérature contemporaine ? Au-delà de ses qualités littéraires, incarne-t-elle une idée, une manière d'être et de penser ?
Claire Devarrieux : 
Annie Ernaux a été une pionnière de l'écriture de soi et des récits de filiation. Mais sa manière d'expliciter son travail littéraire en même temps qu'il s'effectue en fait un écrivain profondément original. Elle écrit toujours d'où elle parle, c'est aussi une singularité, d'autant plus importante que son œuvre s'enracine dans un écart entre deux milieux, deux cultures. Elle aurait pu continuer à publier d'excellents romans réalistes, comme La Femme Gelée. Mais elle a inventé sa voie, sa voix, en toute liberté et indépendance. Son extrême attention aux mouvements de l'intime la conduit, je pense, à une vigilance hors du commun. Cette vigilance, cette écoute, s'appliquent au monde qui l'entoure, la rendent sensible à la misogynie persistante, à l'intolérance toujours prête à prendre des visages différents, au racisme sous ses diverses formes, aux manifestations de domination.