Ariane Ascaride : "Faut pas toucher à mes enfants !"

Sacrée en septembre dernier au Festival de Venise, où elle a reçu la coupe Volpi de la Meilleure Actrice, Ariane Ascaride brille, une fois n'est pas coutume, dans "Gloria Mundi", le nouveau film de son mari Robert Guédiguian, en salles le 27 novembre. Elle y incarne la mère nucléaire d'une famille qui prend l'eau.

Ariane Ascaride : "Faut pas toucher à mes enfants !"
© Mirco Toniolo/AGF/SIPA

Elle est indissociable du cinéma de son mari, Robert Guédiguian, dont elle est la muse et le phare, le yin et le yang. A 65 ans, Ariane Ascaride a remporté en septembre dernier la Coupe Volpi de la meilleure actrice à la Mostra de Venise pour sa superbe prestation dans "Gloria Mundi". Elle y incarne une mère égoïste et individualiste, épicentre d'une famille qui sombre de toute part face à la violence socio-économique du monde. Avec une rare simplicité, la comédienne -venue en métro pour faire ses interviews- a répondu à nos questions avec humanité et sincérité. 

Vous est-il déjà arrivé de refuser un rôle à Robert Guédiguian ?
Ariane Ascaride :
Non, parce que qu'il me propose toujours des héroïnes qui m'intéressent. J'ai beaucoup de chance. Je souhaite à toutes les actrices d'avoir les rôles que j'ai pu camper dans les films de Robert. Souvent, on me demande si ça ne m'ennuie pas de toujours tourner avec lui. Je réponds que non.

C'est un CDI qualitatif, en quelque sorte…
Ariane Ascaride :
(éclat de rire) Ou alors un CDD permanent. Je ne sais pas. C'est en tout cas reconduit à chaque fois. Sur ce film, ça le faisait marrer de me voir incarner une femme qui est contre la grève ; ce qui n'est pas quelque chose qu'on attend de ma part. En découvrant Sylvie, je me suis dit : "Pauvre femme…" C'est une mère-louve pour qui le fondamental, c'est ses enfants. Elle a des réflexes de solitude, elle est opaque. Elle ne parle pas, elle fait. Le monde ne va pas plus loin que ses enfants. Quand ils se retrouvent dans une situation difficile, elle devient épouvantable et dit aux autres des choses horribles. Elle ne réfléchit pas et n'a aucun libre-arbitre.  

Est-ce perturbant d'incarner une femme si éloignée de vous ?
Ariane Ascaride :
Perturbant ? Pas tout à fait... J'ai de l'amitié à son endroit. Des femmes comme elle, on en croise beaucoup. On ne leur parle pas et elles ne parlent pas. Elles passent leur temps à compter dans leur tête. Sylvie n'aime pas qu'on brise ses habitudes, parce que ça fout tout en l'air. S'il y a une grève qui ne l'arrange pas, elle va s'y opposer. Hors de question que son cercle intime s'effondre…  

Ariane Ascaride dans "Gloria Mundi". © Diaphana Distribution

Le film nous dit que ce n'est pas en pensant à soi et à son pré-carré qu'on y arrive. Ce postulat vous a-t-il immédiatement interpellé ?
Ariane Ascaride : Oui… Mais ce qui m'a surtout saisie, c'est de voir comment des gens peuvent se sentir tellement démunis et abandonnés qu'ils en oublient la solidarité pour être exclusivement dans la survie. Ils essayent de sortir la tête de l'eau, chacun à sa manière, certains brutalement. Ils sont complètement perdus : rien ne les connecte à la réalité si ce n'est l'envie d'avoir un toit, à manger, un travail et d'exister à l'intérieur de la société.

Chez eux, l'instinct supplante la réflexion…
Ariane Ascaride :
Plus que le drame de cette famille, c'est le drame de toute notre société. On est revenu à cet instinct de survie qui enlève toute capacité de recul. Les gens subissent même quand ils croient qu'ils ne subissent pas. Certains s'en sortent mais uniquement sur le dos des autres : et ça, c'est horrible et presque animal. En France comme ailleurs, on est arrivés à une époque où c'est "Moi d'abord" et "Moi tout seul". "Moi d'abord" : je peux l'entendre. Mais "Moi tout seul" ne sera jamais la solution.

Du coup, c'est la faute à qui : le grand capitalisme, qui est le monstre du film, ou cette famille qui retourne la violence du monde en son sein ?    
Ariane Ascaride :
Les deux, mon capitaine. D'abord, la faute au Grand Capital, qui est très fort, intelligent, terrible, carnassier. C'est un monstre qui table sur la division, la sélection et qui sait qu'il peut y avoir dans la nature humaine ce moment où on se dit : "Bon, c'est comme ça, on ne peut pas faire autrement."

"On est plus intelligents à plusieurs"

Dans son dernier film, Sorry we missed you, Ken Loach évoque cela avec l'uberisation de la société …
Ariane Ascaride :
Uber, c'est juste de l'esclavage. Ça fait trente ans qu'on dit aux gens qu'ils peuvent devenir leur propre patron, qu'ils seront des entrepreneurs alors qu'en fait, on les spolie de tout. C'est épouvantable la vie qu'ils ont. Ils font des heures et des heures de boulot. S'il y a le moindre souci avec la voiture, c'est pour eux. Ils sont notés ! On vit dans une société où tout le monde devient intermittent…   

Vous êtes-vous déjà dit : "Je ne vais penser qu'à moi !" ?
Ariane Ascaride :
Je crois que je ne sais pas faire ça. Je ne le dis pas pour travailler mon image de marque. Ça me fait peur de faire les choses seule. Robert est pareil. On est plus intelligents à plusieurs, on apprend plus, c'est réconfortant… Personne n'a la science infuse, la vérité…

Ariane Ascaride et Gérard dans "Gloria Mundi". © Diaphana Distribution

Revenons à la famille...
Ariane Ascaride :
Faut pas toucher à mes enfants (rires) ! Ça, c'est certain ! La dernière fois, mes filles m'ont dit qu'elles ne pensent jamais seules, mais toujours pour quatre, en nous incluant nous, leurs parents. Alors oui : c'est vrai qu'on a développé un esprit de famille très fort.

Vous avez remporté la Coupe Volpi de la meilleure actrice à la Mostra de Venise, dans votre votre pays d'origine. La boucle est-elle bouclée ?
Ariane Ascaride :
C'est exactement ça ! Je crois que je ne me rends pas complètement compte du choc. La semaine qui a suivi, je n'étais pas bien. J'étais choquée. Je ne m'y attendais pas pour un film choral comme "Gloria Mundi". Moi, je voulais que Gérard Meylan ait le prix d'interprétation masculine ou que Robert gagne quelque chose. Le monde m'est tombé sur la tête, en plus en Italie ! Ce moment de vie est plus fort que tous les rêves. Je ne m'étais même pas autorisée à y croire. Ça m'a tirée en arrière, ça m'a ramenée à mes grands-parents, à d'où je viens, à mes combats de vie, à tout… J'ai été une fille de famille populaire. Au lycée, un jour, un prof m'a dit au sujet de Baudelaire : "Mais vous, d'où vous venez, vous ne pouvez pas comprendre…" Cette remarque m'est restée, c'était super violent. Je renvoyais l'image d'une gamine populaire, loin de la petite bourgeoisie. En arrivant à Paris en 1974, j'ai réappris tout…

"Je suis née dans une famille folle"

C'est-à-dire ?
Ariane Ascaride :
A parler sans accent, à bouger en faisant moins de bruit… Ça m'a demandé beaucoup de travail. A Paris, je n'étais pas acceptée… Au Conservatoire, en parlant avec l'accent marseillais, je n'avais aucune chance d'être prise. Jouer du Molière avec l'accent du midi, ce n'était pas possible. Que voulez-vous ?... La France est un pays très centralisé. J'ai donc travaillé la diction. Je vis avec deux identités.

Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ?
Ariane Ascaride :
La folie de ma famille. Je suis née dans une famille folle. J'ai toujours dit que j'étais la fille de Peter Pan. Mon père était un personnage de roman à lui seul. A vivre au quotidien, c'était infernal. Il voulait être Français. C'en était obsédant. Dès que son italianité apparaissait, ça le rendait fou. Il ne voulait pas que j'apprenne l'italien. Son but ultime était de s'intégrer. Ma mère était une provençale qu'il avait aussi épousée parce qu'elle était la représentation de la France. 

Que vous a apporté la ville de Marseille ?
Ariane Ascaride :
La facilité de rencontrer des gens différents. C'est un formidable melting pot. Il n'y a pas un modèle de société. Il y a des gens. J'adore Marseille !

"J'ai mis du temps à me foutre du star-system"

Que faites-vous quand vous ne tournez pas ?
Ariane Ascaride :
Je fais les courses, je lis, je vois des amis, je lis des scénarios, des pièces de théâtre, je ne fais pas les magasins. Je ne sors pas énormément. Je n'ai pas une pratique parisienne… Je ne suis pas tous les soirs à une première… Je suis souvent chez moi et je vois les gens que j'aime. Je fais aussi des choses avec Le Secours Populaire.

On a l'impression de vous connaître avant même de vous avoir rencontrée. Sûrement parce que vous exhalez une vraie simplicité…
Ariane Ascaride :
(rires) J'ai mis du temps à me foutre du star-system. Au début, je voulais en être, ça me demandait un effort monstrueux. Et ça ne marchait pas. Et un jour, je me suis dit : "Mais qu'est-ce que tu t'emmerdes ?" Ce que vous venez de me dire, c'est génial. C'est parfait. Je fais un métier comme tout le monde. Je ne vais pas m'emmerder à faire l'actrice. Je suis amie avec certaines personnes du milieu mais je ne le fréquente pas trop.

Est-ce que, comme Robert Guédiguian, vous êtes en colère ? Si oui, qu'est-ce qui vous fait enrager ?  
Ariane Ascaride :
Lui est très en colère. Faut qu'il se calme un peu d'ailleurs (rire puis plus sérieusement). Tout à l'heure, en quittant chez moi, à Montreuil, je suis passée sous un marché couvert pour prendre le métro. Là, j'ai aperçu un monsieur qui n'arrivait pas à faire la manche. J'ai bien vu qu'il était dans une merde noire. Il était là, il n'arrivait pas à aller vers les gens. Je suis allée le voir. Ça, c'est au-dessus du supportable pour moi. Parfois, j'ai envie de crier dans le métro. Mais que puis-je faire seule ? Je ne peux pas porter toute la misère du monde. Je suis en colère contre mon impuissance.

Que lui avez-vous dit ?
Ariane Ascaride :
Qu'il prenne soin de lui et je lui ai donné de l'argent. Je me suis demandé si je devais rentrer chez moi, lui faire à manger, lui proposer de prendre une douche. Et après ?

"GLORIA MUNDI // VF"