Ladj Ly (Les Misérables) : "Je ne crois plus à la France black, blanc, beur"

Pour son premier film, "Les Misérables", en salles le 20 novembre, Ladj Ly a mis le cinéma français à genou, s'adjugeant le Prix du Jury à Cannes en mai dernier. Une oeuvre choc dans laquelle il livre un état des lieux glaçant de la banlieue. Entretien.

Ladj Ly (Les Misérables) : "Je ne crois plus à la France black, blanc, beur"
© Jacques BENAROCH/SIPA

C'est l'un des événements de cette fin d'année. Auréolé d'un Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, choisi comme candidat pour la France aux prochains Oscars, Les Misérables devrait clairement soulever les foules. Son réalisateur, le brillant Ladj Ly, 39 ans, y décrit sans manichéisme le quotidien de trois flics de la Brigade Anti-Criminalité de Montfermeil, dans le 93, et celui des habitants de la ville. Lesquels sont bientôt plongés dans un tumulte nerveux après une bavure policière qui va mettre le feu aux poudres. 25 ans après La Haine, Ly devient l'héritier de Kassovitz et propose un instantané de la cité brillant et sans concession. Nous l'avons rencontré.   

A priori, votre rencontre avec la caméra a été l'une de vos premières histoires d'amour…
Ladj Ly :
(sourire) Oui… J'ai acheté ma première caméra à 17 ans. Aujourd'hui, j'en ai 39. Pendant 20 ans, je n'ai pas arrêté de filmer. Je me rappelle que c'était une petite Sony PC120. Elle était juste magnifique. J'étais le seul à en avoir une dans toute ma ville. Voir le monde à travers elle me faisait me sentir puissant. Je savais que j'avais un pouvoir que les autres n'avaient pas. Quand j'ai découvert les images du tout premier film que j'ai tourné avec Kim Chapiron (son ami du collectif Kourtrajmé, ndlr), j'ai pris une baffe et j'ai réalisé le pouvoir que revêtent les images. Ma caméra a été mon journal intime, ma façon de témoigner, de prendre part à ce qui se passe, de m'engager. J'ai ça en moi, la volonté de témoigner. A 17 ans je dénonçais déjà beaucoup de choses sans m'en rendre compte.

La "do it yourself attitude" est votre marque de fabrique. Depuis quand êtes-vous aussi débrouillard ?  
Ladj Ly :
J'ai grandi aux Bosquets à Montfermeil, dans un quartier assez mouvementé, où nous étions livrés à nous-mêmes. Depuis gamin, j'ai ce côté débrouillard pour arriver à mes fins.  

"Les politiques d'aujourd'hui sont des opportunistes"

Les Misérables est votre premier film. Vous êtes très loin du sérail du cinéma français, à qui vous reprochez de mettre les gens dans des cases. Est-ce que ça compartimente trop selon vous ?
Ladj Ly :
Bah oui ! J'ai l'impression, à chaque fois, qu'il faut rentrer dans des cases. Moi, j'ai envie de faire ce que je veux. J'ai rencontré plein de producteurs qui m'ont proposé des projets, allant de la comédie à des trucs de commissariat. J'ai tout refusé. J'ai attendu le temps nécessaire pour collaborer avec des personnes qui comprenaient mes désirs artistiques et ma logique. Les Misérables est un film qui coûte 4 millions et qu'on a tourné avec 1,4 million. Je voulais garder une énergie documentaire, aller dans le tas, foncer caméra à l'épaule, en équipe réduite, et faire le maximum avec le minimum. A l'image de la scène d'ouverture. On a attendu que la France soit en finale de la Coupe du Monde. La veille du match, j'ai appelé mes producteurs pour qu'ils me trouvent une caméra. J'ai embarqué le chef-op et prévenu les gamins qu'on irait sur les Champs-Elysées voir la finale pour tout filmer en direct.

L'enfance désœuvrée filmée dans "Les Misérables". © Le Pacte

Le film s'ouvre justement sur ces superbes images quasi chimériques. On dirait un monde rêvé, qui n'existe déjà plus. La France black blanc beur, c'est fini ?
Ladj Ly :
C'est ce que la scène dit, clairement. Aujourd'hui, il n'y a que le foot qui peut nous réunir et faire en sorte qu'on soit tous Français. La devise "Liberté, égalité, fraternité", on a l'impression qu'elle ne marche que pendant le match. Et quand c'est terminé, chacun retourne à sa condition. Les gamins quittent la cité, fêtent la victoire de la France à Paris et reviennent dans la misère… J'ai toujours de l'espoir mais je n'y crois plus à la France Black, blanc, beur. Peut-être qu'on inventera un nouveau slogan… Le climat actuel est en tout cas assez désespérant. On se demande vraiment quelle direction prend le pays des Lumières, dont une partie de la population devient de plus en plus haineuse. 30% des Français votent le Pen. Aujourd'hui, la cible c'est une fois de plus les banlieusards et l'Islam. Les premières victimes sont les femmes, et les femmes musulmanes. On s'en prend à une population affaiblie et c'est l'Histoire qui se répète. On sait tous que les élections approchent donc on tape sur la banlieue, la religion musulmane… Et vous avez l'autre connasse de Zineb el Rhazoui qui incite les policiers à la télévision à tirer à balles réelles sur la racaille de banlieue. Mais comment peut-elle se permettre de dire une chose pareille et de cracher sa haine sur les jeunes de banlieue ? Faut que ça cesse tout ça, c'est inquiétant. Certains médias et politiques font tout pour nous monter les uns contre les autres alors que nous, avec Les Misérables, on tente de rassembler.   

Votre fils joue dans le film. C'est son personnage qui immortalise une bavure policière avec son drone. Etes-vous inquiet pour son avenir ?
Ladj Ly :
Bien sûr ! Mon film parle justement de la place de l'enfance dans les quartiers, de leur avenir. Les écoles sur place, c'est devenu une catastrophe. La culture y est quasiment inexistante. Tous les budgets ont été supprimés. Les associations n'ont plus d'oseille. A partir de là, il ne faut pas s'étonner que ça parte en vrille ; ils sont livrés à eux-mêmes de plus en plus jeunes.

Ladj Ly sur le tournage des "Misérables". © Le Pacte

De votre documentaire 365 jours à Clichy-Montfermeil, tourné après les émeutes de 2005, jusqu'à aujourd'hui, qu'est-ce qui a changé ?
Ladj Ly :
Disons qu'il n'y a pas de volonté politique pour faire bouger les lignes. Tout le monde s'en fout. On a eu mai 68. Et on a eu les révoltes de 2005. C'était historique en France. Malgré ça, rien ne bouge… Les politiques d'aujourd'hui sont des opportunistes, des hommes d'affaires, des carriéristes qui s'en battent les couilles de la banlieue. Ce sont les premiers responsables alors qu'ils peuvent résoudre ces problèmes.

A l'instar de la série The Wire, vous figurez les flics et les habitants sans jeter l'anathème sur l'un ou l'autre. Ils sont tous dans le même bateau…
Ladj Ly :
Oui, les Misérables du titre, ce sont les habitants comme tous les policiers qui bossent 8 heures par jour pour un salaire de misère et rentrent chez eux, dans la banlieue aussi. Certains se comportent mal, c'est vrai, mais il ne faut pas en faire une généralité. Je ne voulais pas prendre parti ou porter un jugement sur les personnages mais seulement les décrire, retranscrire cette réalité que tout le monde essaye de cacher. Les gens sont oppressés par la misère sociale, ils allument la télé et se sentent insultés, ont l'impression qu'ils ne sont pas Français… Un jour, ils craquent. C'est difficile. Personne ne se lève le matin en se disant qu'il veut tabasser du flic. En général, quand les jeunes tapent un guet-apens, il y a bien une raison. Il n'y a pas de justice dans ce pays, surtout pour les gens des quartiers. Quand un jeune se fait tabasser, violenter ou même assassiner par un policier, on sait tous qu'il n'y aura pas de justice. Il prendra peut-être un peu de sursis et s'en sortira. Face à ça, certains veulent faire justice eux-mêmes. Et c'est malheureux.   

"Les femmes aussi sont victimes."

Les femmes sont également asphyxiées par ce climat. Elles sont peu présentes dans le film…
Ladj Ly :
C'est un univers masculin. Je me mets à place d'une femme et je me dis que je n'ai pas envie d'être là, en bas de la cité, à traîner, avec notamment les violences policières… On le voit lors de la scène du contrôle de police. La réalité, c'est que les filles qui vivent là et dorment là, quand elles sortent de chez elle, c'est pour aller ailleurs. Elles aussi sont victimes.

Vous êtes-vous souvent dit que vous souhaitiez quitter la banlieue face à toutes les contrariétés que vous évoquez ?
Ladj Ly :
Mais pour aller où ? Les gens n'ont pas le choix. Ils préféreraient être dans un duplex du 8ème arrondissement parisien. Mais ils sont parqués là et n'ont pas vraiment le choix.  

Le regard de la société a-t-il changé sur la banlieue ?
Ladj Ly :
Pas plus que ça. C'est de pire en pire même…  

Revenons justement sur les difficultés que vous avez rencontrées pour trouver les financements… Part-on du principe, en France, que le public se fout des films sur la banlieue ?
Ladj Ly :
En effet... alors que c'est faux. Il y a une émulation autour des Misérables. Quand tu t'appelles Ladj Ly et que tu veux faire un film sur les banlieues, personne ne veut financer. Par contre quand c'est des comédies, il n'y a pas de problème. J'aurais raconté l'histoire d'un petit renoi qui fait des blagues dans les cités, j'aurais trouvé le lendemain 3 ou 5 millions facilement.

Le Prix du Jury à Cannes, comment l'avez-vous vécu ?
Ladj Ly :
J'étais sonné. Je ne comprenais pas trop. Vous savez, dans ce milieu, je suis un ovni… Je ne connais pas le monde du cinéma, je ne suis pas cinéphile, je regarde peu de films, je n'ai pas fait d'école spécialisée… Ça m'est tombé dessus pas hasard, je n'ai jamais rêvé d'en faire. Si demain je dois vendre des tomates à la place, je le ferais. Mais j'ai envie de continuer. Et le prochain projet sera un biopic consacré au maire de Clichy-sous-Bois, Claude Dilain (mort d'un arrêt cardiaque dans la nuit du 2 au 3 mars 2015, ndlr).    

"LES MISÉRABLES // VF"