Zabou Breitman : "Des femmes menacées, qui se font tuer, ça me rend dingue"
Véritable touche-à-tout, Zabou Breitman co-réalise cette rentrée le film d'animation poignant "Les Hirondelles de Kaboul", librement adapté du roman homonyme de Yasmina Khadra. Elle y aborde un sujet fort : les conditions de vie sous le régime taliban. Rencontre.
Le 25 août dernier, trois mois après sa présentation à Cannes au Certain Regard, Les Hirondelles de Kaboul remportait le Valois de diamant du meilleur film au Festival du Film Francophone d'Angoulême. Une joie immense pour ses deux réalisatrices, Zabou Breitman et Eléa Gobbé-Mévellec, qui ont mis du cœur à l'ouvrage pour porter à l'écran, avec grâce et pudeur, le roman homonyme de Yasmina Khadra. L'action se situe à Kaboul. Nous sommes en été, en 1998. La ville est tenue par des talibans répandant la peur et les ténèbres, la misère et la violence, contraignant notamment les femmes à porter des tchadris. Le destin de l'une d'elles bascule à la suite d'un accident domestique, plongeant le spectateur dans l'angoisse et l'émotion. Animée depuis toujours par une soif de liberté, Zabou Breitman a trouvé un écho particulier à ce récit dont elle s'est emparé avec engagement. Elle nous explique pourquoi.
Quand avez-vous découvert le roman de Yasmina Khadra ?
Zabou Breitman : Au moment où on m'a proposé le film d'animation. Je connaissais bien évidemment son auteur. Julien Monestier, le producteur, pensait que c'était pour moi. Il m'a dit : "Je veux une femme réalisatrice et je me suis dit que c'est pour vous". Il le sentait sans même savoir que j'adore le dessin, la BD et les films d'animation… Autant dire qu'il a eu le nez creux. Très vite, je me suis demandé comment procéder face à la densité du livre. Le processus a été particulier. On a enregistré les voix définitives des acteurs dans un grand studio au sein duquel ils ont joué comme au cinéma, sans lire le texte. Je ne voulais pas qu'on soit dans un rythme traditionnel ou imposé.
Ça aurait été indécent, non ?
Zabou Breitman : C'est marrant, j'ai utilisé le même adjectif pour l'interview précédente. Sur des sujets aussi graves, on ne peut pas être dans l'approximation ou sonner faux. Sinon c'est indécent. On n'a pas le droit de se tromper sur le sentiment et le jeu. Ce n'est pas un hasard si je prends par exemple Simon Abkarian et Hiam Abbass qui sont de grands acteurs, orientaux de surcroît.
Comment ont réagi les acteurs face à cette méthode ?
Zabou Breitman : Ils ont tout de suite compris et adoré ce choix de tourner dans des conditions réelles. Ils boivent, mangent des pistaches, chaque geste est vraiment exécuté au-delà de la simple voix. Par exemple, Zita Hanrot portait vraiment le tchadri pendant l'enregistrement. Ils pouvaient tousser, aller dans l'impro… Je leur ai donné des libertés à impulser. Je crois vraiment que ce sont les imperfections qui créent la véracité à l'écran. Mon père a prêté sa voix à l'un des personnages. Il était très malade, il dépérissait… C'est la dernière chose qu'il a faite : nous offrir sa voix fatiguée… Et je peux vous dire qu'ils ont réussi à animer ses hésitations et son souffle. Techniquement, ce qui est engagé est incroyable. Ils sont parvenus à traduire tous les gestes. Je discerne par exemple clairement les grosses mains de Simon Abkarian. Quelqu'un m'a même dit qu'il a reconnu son dos. On reconnait aussi l'économie de mouvement de Hiam Abbass…
Qu'est-ce que l'animation permet de plus que la fiction ?
Zabou Breitman : Disons que le choix du graphisme était déterminant. J'ai refusé tous les dessins trop réalistes. Quand je suis tombée sur un dossier en aquarelle, sans contour, je me suis dit que c'était le bon. On était dans l'évocation, l'abstraction… C'est un peu ce que l'on ressent en lisant parce qu'on a de la place pour se fabriquer les images.
L'abstraction universalise le propos…
Zabou Breitman : Absolument ! Pour ne pas coller au propos, on a justement favorisé cette intimité du jeu. Quand le sang coule, c'est de la peinture. En images réelles, ça aurait été dur. L'évocation met aussi de la distance. Je ne veux pas juste dire : "C'est là-bas". Ce qui se joue à l'écran constitue la métaphore de plein de choses.
Quelles ont été vos sources d'inspiration ?
Zabou Breitman : On a regardé des tonnes de documentaires et de photos. C'est terrible… Sans indécence, les clichés sont atrocement photogéniques, avec ces immeubles qui tombent comme des bougies fondues. On y voit encore des chars russes. Les afghans subissent depuis des années les talibans. Ce n'est pas parce qu'ils ne sont plus là de manière apparente qu'ils ont disparu. Ils sont juste tapis, cachés, plus identifiables. C'est flippant et il faut en parler.
Qu'avez-vous à dire à des femmes qui pourraient être rebutées par le sujet, qui est douloureux ?
Zabou Breitman : On parle ici du dénominateur commun : l'humanité. L'histoire tient à cette question : comment une femme peut en sauver une autre ? On évoque le questionnement de ce qu'on est et de ce qu'on fait quand on est contraint. Comment on s'en sort ? Tout ça est proprement universel : se battre pour la liberté et l'humanité. C'est romantique et politique comme l'a dit Thierry Frémaux au Festival de Cannes.
"Il y a des femmes qui ont prévenu qu'elles se feront tuer et elles se sont fait tuer."
Vous parliez de votre père plus tôt… Qu'avez-vous appris de lui ?
Zabou Breitman : Ma mère, issue d'une famille pauvre et populaire, était une femme résistante qui a été contrainte. Elle a beaucoup subi. Mon père, d'origine aisée, était un homme résistant qui aimait la liberté (Il s'agit du scénariste, dramaturge, acteur et écrivain français Jean-Claude Deret, disparu le 12 décembre 2016, ndlr). Je ne me rendais pas compte à quel point ils m'ont donné cette farouche envie de me battre pour ma liberté et celle des autres. Mon père m'a appris qu'on peut toujours tout faire, qu'on peut toucher à tout tant qu'on trouve les moyens d'y arriver. Quand on me dit "On ne peut pas", c'est mon moteur préféré pour le faire quand même.
Les violences contre les femmes ont aussi lieu en France. En 2017, avec une centaines d'autres femmes, vous demandiez au président Emmanuel Macron de décréter "un plan d'urgence contre les violences sexuelles". Aujourd'hui, ça continue…
Zabou Breitman : Vous avez vu le nombre de femmes assassinées par leurs conjoints ? Les choses avancent très lentement. Quand il y a des mains courantes, elles ne sont pas suivies. Je ne mets pas tout le monde dans le même sac parce que certains travaillent efficacement. Mais, visiblement, ça ne se passe pas encore très bien. L'idée, c'est de changer les mentalités et c'est long. Par quoi commence-t-on ? Par l'éducation. Si on ne travaille pas sur le long terme, on ne fera rien. Il ne faut pas guérir mais prévenir. Quand j'avais présenté les Molières, j'avais dit que la parité n'existait même pas dans les prisons puisqu'il n'y avait que 7% de femmes. Et dans ces 7%, la majorité n'est pas visitée en prison parce qu'une femme enfermée, c'est mal vu. Les hommes, eux, sont visités. C'est monstrueux. C'est comme une femme qui boit, c'est dégueulasse, alors qu'un homme, c'est rigolo.
Et la justice dans tout ça ?
Zabou Breitman : Elle est lente. Il y a des femmes qui ont prévenu qu'elles se feront tuer et elles se sont fait tuer. Le prédateur est là et personne ne fait rien. Ça me rend dingue.
Vous vous êtes également illustrée dans le combat contre l'homophobie, qui vous tient à cœur…
Zabou Breitman : Mon père me disait toujours : "La xénophobie, l'homophobie, l'antisémitisme, la misogynie, c'est exactement le même ressort" C'est tellement vrai. Les gens me disent parfois que, sous prétexte que je ne connais pas tel combat, il ne faut pas y aller. Donc, en gros, ça voudrait dire que si je ne suis pas gay, je ne peux pas défendre les homos. Si je ne suis pas incarcérée, je ne me peux pas prendre de position concernant les conditions de détention… Ils sont sérieux ? Je suis là pour avoir une conscience.