Radu Muntean livre les secrets de son brillant ALICE T.

En salles le 1er mai, l'excellent "Alice T." du Roumain Radu Muntean nous convie dans l'intimité d'une cellule familiale. Et plus précisément au cœur du rapport houleux entre une mère et sa fille adoptive, en pleine adolescence et… enceinte. Focus.

Radu Muntean livre les secrets de son brillant ALICE T.
© Bac Films

C'est un des meilleurs films du premier semestre 2019. Sec, sans fioriture, au scalpel. Avec Alice T., le Roumain Radu Muntean, 47 ans, scanne avec une précision chirurgicale les relations complexes et contrariées d'une maman et de sa fille adoptive : une adolescente revêche, indomptable et enceinte. Le cinéaste y révèle, grâce à une mise en scène réaliste et discrète, une jeune actrice absolument renversante, Andra Guti, lauréate du prix d'interprétation féminine lors du dernier Festival de Locarno. Habitué de Cannes, où il a présenté trois de ses précédents longs-métrages (L'étage du dessous et Mardi, après Noël a Un Certain Regard et Boogie à la Quinzaine des Réalisateurs), Muntean a accepté d'évoquer pour le Journal des Femmes trois facettes de sa nouvelle œuvre. Morceaux choisis.  

Une portée personnelle

"Mes enfants allaient devenir adolescents au moment où j'ai commencé à réfléchir à ce projet. Comme vous le savez peut-être, c'est un moment particulier dans la vie des parents. Ce qui m'intéressait, c'était d'explorer les limites de l'amour inconditionnel mais aussi -j'ai des exemples d'adoption au sein de ma famille- d'aborder les choses à travers le prisme d'une relation parent-enfant. J'ai grandi dans la même maison qu'un oncle adopté et je ne l'ai pas bien compris au tout début. J'ai, d'une certaine façon, ressenti le besoin de renouer à cette histoire. Ce n'est pas le cas pour tous mes films, mais l'approche a cette fois été personnelle. Au départ, l'angle des parents était évidemment prédominant. Après coup, en essayant de comprendre et de développer Alice, je me suis rabattu sur sa perspective des choses. C'est toujours plus captivant et intriguant de se focaliser sur des personnages qui, au début du processus créatif, nous échappe un peu. Quelque chose d'important en a émergé : en l'occurrence, l'idée de se connecter à une fille ennuyeuse tout en parlant de ce que nous avons de fragile au fond de nous, qui qu'on soit. Le film parle d'Alice, de sa maman, de moi, de mes co-scénaristes et de tant d'autres personnes comme nous. Je n'ai pas forcément voulu évoquer mon pays, la Roumanie. La réalisation est pour moi une affaire privée. Cela étant, j'étais conscient du fait que quelque chose de la culture roumaine, de l'éducation, allait forcément affleurer à l'écran. Mais il est probablement plus facile de déterminer ce qui n'est pas français que ce qui est roumain."

Une jeune actrice formidable

"J'ai rencontré la jeune comédienne Andra Guti à l'âge de 17 ans, au moment du casting d'Alice T. Elle était complètement inconsciente des difficultés liées à son rôle et ne connaissait rien à mes précédents travaux. Du coup, elle était détendue et a livré, dès la première improvisation que j'ai demandée, une performance naturelle et pleine de fraîcheur. Après trois mois de recherche, incluant 800 jeunes femmes auditionnées, elle a prouvé qu'elle était la meilleure pour endosser le rôle d'Alice. Et je peux vous dire que je n'ai pas été facile à satisfaire car je savais qu'il s'agissait du personnage le plus complexe auquel je me suis frotté depuis mes premiers pas de réalisateur. 9 mois plus tard, passé une longue période de répétition et 30 jours épuisants de tournage, on a fini le film et je savais que j'avais pris la bonne décision. Andra est très différente d'Alice. Sa vie et son background émotionnel sont à l'opposée. Ainsi, pendant le long processus d'entraînement, de répétition et de tournage, elle est devenue une actrice professionnelle. Et nous parlons là d'un rôle extrêmement difficile : incarner une fille avec un comportement très caméléon, qui est presque une autre personne à chaque scène. Elle devait mentir, rire, pleurer, être violente, tendre, sexy, émotionnelle, ironique. Et elle n'a jamais douté de son personnage et des décisions que j'ai prises sur le plateau. Elle a été déterminée, disciplinée et capable de se transformer de manière spectaculaire. Maintenant, je ne peux certainement pas imaginer une autre Alice."

Une mise en scène de l'intime

"Mon but était d'être aussi discret que possible en jouant le rôle d'intermédiaire entre le public et les personnages. Si tout est correctement orchestré, le spectateur a le sentiment qu'il est une sorte de témoin de la vie à l'écran, comme s'il faisait partie de l'histoire elle-même. L'expérience est alors plus personnelle et engageante. Derrière, depuis les coulisses, je tire les ficelles avec beaucoup de contrôle. Je fais de longues prises pour synchroniser la temporalité du public et celle des personnages. Je déplace le moins possible la caméra et ne me repose sur aucune musique ou effet de caméra. C'est ma manière d'aller à l'essence de la scène. Cette approche minimaliste n'est pas du goût de tous et n'est pas facile à gérer, car vous pouvez aboutir à des scènes sèches et sans intérêt. Mais si vous parvenez à maintenir la tension à l'intérieur de la prise et à jouer subtilement avec les moyens d'expression à disposition, l'effet peut être intense et profond. Je répète souvent, parfois un mois avant la prise, car lorsque vous faites de très longs plans, comme moi, vous devez tout préparer à l'avance. Je parle avec les acteurs et j'essaie d'expliquer chaque ligne de leurs dialogues et la logique de leurs actions. Puis, nous construisons la mise en scène et, finalement, nous faisons la dernière répétition dans le lieu réel, avec la caméra, pour qu'ils aient une sensation exacte de l'espace. Lors du tournage, il se passe alors toujours quelque chose de plus : une émotion supplémentaire qui change un peu votre travail. La plupart du temps pour le mieux. En tout cas, mes acteurs savent que je multiplie les prises, parfois jusqu'à 50, pour avoir ce que je veux. Ils sont donc très patients."

"ALICE T. // VF"