DERNIER AMOUR : qui était (vraiment) Casanova ?
"Dernier Amour" de Benoît Jacquot, disponible en DVD et VOD, revient sur la passion que Casanova, incarné à l'écran par Vincent Lindon, a ressenti pour la courtisane La Charpillon. Avant de le découvrir, prêtons-nous à un petit topo sur ce personnage emblématique.
Maxime Rovere est professeur de philosophie à l'université PUC de Rio de Janeiro et spécialiste de Casanova, dont il a écrit une biographie fouillée chez Gallimard en 2011. Avec érudition, il revient sur plusieurs aspects de ce personnage maintes fois campé au cinéma et qui s'est tant illustré dans d'autres arts. Récemment, c'est le réalisateur Benoît Jacquot qui lui a donné vie sous les traits du comédien Vincent Lindon dans Dernier Amour, disponible en DVD et VOD. L'occasion idéale de se replonger dans son background et de comprendre ce qui a assis sa notoriété planétaire. Rovere nous éclaire. Entretien.
Qui est Casanova ?
Maxime Rovere : C'est avant tout un homme de Venise, avec tout ce que cela comporte de savoir-vivre et de fêtes au XVIIIe siècle. Son rêve était de devenir un grand, un immense écrivain. Il a raté son œuvre et réussi sa vie, si bien qu'à 70 ans passés, il s'est mis à rédiger pour lui-même, en français, une Histoire de ma vie ; et c'est au moment où il ne l'espérait plus qu'il a enfin écrit son chef-d'œuvre. Casanova est donc une sorte d'artiste au carré : un homme issu d'une famille de comédiens qui désirait vivre en artiste et qui a vraiment eu une vie en forme d'œuvre d'art, doublé d'un écrivain maladivement admiratif des auteurs français, et qui a fini par écrire des choses à la fois drôles, profondes, sensuelles et subtiles, dans un français plein d'italianismes, qui n'appartient qu'à lui.
Qu'est-ce qui a contribué à sa renommée ?
Maxime Rovere : Que de mauvaises raisons ! Comme le texte original de l'Histoire de ma Vie a dû attendre 1960 pour être publié, tous ceux qui parlent de lui avant cette date ne le connaissent pas bien. Et comme le livre fait plus de mille pages, on peut dire qu'aujourd'hui encore, on ne sait de lui que deux choses : qu'il était un grand séducteur, et que son manuscrit, acheté pour 7,25 millions d'euros, reste à ce jour le plus cher au monde. Or, toute cette comptabilité n'avait aucune importance à ses yeux, car il voulait surtout vivre en héros de romans, et même, être tous les héros de tous les romans à la fois. Les mâles bourgeois se sont identifiés à lui parce qu'ils l'ont confondu avec Don Juan. Ils en ont fait un champion du sexe, un prédateur de femmes. C'est un énorme malentendu ! "La séduction ne me fut jamais caractéristique car je n'ai jamais séduit que sans le savoir, étant séduit moi-même", écrit Casanova. Et le plus beau, c'est que c'est vrai.
Comment expliquez-vous que l'art et le cinéma s'intéressent à ce point à lui ?
Maxime Rovere : Il y a d'abord le corps de l'homme. Vous comprenez qu'un homme qui vit sa vie comme une œuvre d'art doit nécessairement avoir un corps intéressant -pas nécessairement beau au regard, mais fascinant à mettre en scène, car il exprime fortement ses propres passions, et en plus, il attire celles des autres. Donc, bien que Casanova soit un authentique homme de lettres, c'est un personnage qui a un corps tout de même plus cinématographique que Voltaire. Ensuite, il offre un cas d'école par sa manière de raconter sa propre vie, car il a vécu des choses extraordinaires, que les historiens ont très souvent pu vérifier ; mais comme sa manière de les raconter est à son tour extraordinaire, eh bien, c'est réellement un défi de raconter Casanova. Pourtant, c'est plus faisable que dans le cas de Proust, dont la vie est moins palpitante que l'œuvre ; car avec Casanova, il y a tant de rebondissements que vous pouvez prendre seulement la tranche de vie qui vous intéresse, comme ont fait Comencini, Fellini, Ettore Scola et Benoît Jacquot. C'est plus joyeux, plus libre ! La vie de Casanova devient alors comme la femme selon Lacan : elle se donne, mais "pas toute".
En quoi reste-t-il un personnage ancré dans l'actualité ?
Maxime Rovere : C'est surtout un personnage d'avenir, parce qu'il incarne une autre vision des femmes, une autre manière de voyager, une autre manière d'être social. Bien sûr, il est évident qu'il est sensuel, qu'il adore l'érotisme, qu'il ne se lasse pas d'admirer le corps des femmes de tous les âges. Mais ce qui le fascine le plus en elles, c'est le moment où elles découvrent leur liberté et en jouissent. Dans une société qui enferme et abrutit les femmes, il a l'art de remettre en cause les interdits et de les seconder dans leur développement, sans pour autant les placer sous son emprise ou sa tutelle. Il aime l'idée de faire ensemble l'expérience du plaisir, de la liberté, de la solidarité. Mais il ne veut pas partager sa vie et il s'éloigne de telle ou telle de ses compagnes non pas le cœur léger, mais en pleurant autant qu'elle, amoureux autant qu'elle. Car c'est le deuxième point : il est ultra-mobile, exactement comme nous le sommes aujourd'hui. Et comme nous, c'est en partie voulu, en partie subi. Souvent, il doit changer de pays parce que ses dettes le rattrapent. Parfois, il rejoint son réseau de comédiens italiens. Mais partout, il est curieux des particularités locales, il s'intéresse à la nourriture, au folklore, etc. Même s'il reste très attaché à sa chère Venise, il est déjà "décolonial" ! D'ailleurs, par sa famille, il est lui-même un déclassé, et c'est son troisième atout pour l'avenir : dans une société très inégalitaire, Casanova a vécu heureux, parfois en devenant riche, souvent pauvre, et plus que pauvre. Nous avons besoin de son exemple pour nous aider à vivre heureux dans un monde injuste, sans renoncer à tout, ni tout accepter. "Ayant joui de tout, il sait se passer de tout", disait de lui le comte de Ligne. Son aisance dans le jeu social, sa confiance dans le destin, sa sincérité dans la joie de vivre et aussi dans la tristesse et dans la dépression, peuvent être des boussoles pour nous permettre d'échapper aux laideurs contemporaines et jouir à nouveau d'être libres.