Juliette Binoche : "Actrice est un métier généreux, mais extrêmement violent"

Puissance et vulnérabilité, intensité et discrétion, ferveur et nuance, Juliette Binoche est l'essence et le paradoxe. Artiste totale, férue de lecture et de spiritualité, elle joue, danse et s'exprime avec subtilité et érudition. Confidences d'une star absolue.

Juliette Binoche : "Actrice est un métier généreux, mais extrêmement violent"
© FMB/WENN.COM/SIPA

Celle que vous Croyez s'empare du spectateur dès la première seconde et le rend captif d'une intrigue sensible, intelligente et moderne. Juliette Binoche crève l'écran et nous embarque dans un jeu de miroirs fascinant. Voyage entre une identité réelle et une vie fantasmée, liaisons dangereuses entre le désir de l'autre et le renoncement de l'âge, conséquences des envies virtuelles ramenées à la réalité... Vierge de la lecture du roman de Camille Laurens, je me suis laissée emporter à chaque instant par la réalisation esthétique de Safy Nebbou, une mosaïque éclatante où la caméra se pose au plus près de la vérité des visages... ou s'envole à distance de la raison...
Le regard qu'il porte sur la femme de 50 ans fait un bien immense : psychologie de la séduction, finesse de l'analyse, convocation didactique de l'usage des réseaux sociaux, angoisse du temps qui passe, peur de l'abandon... et même Marguerite Duras ou Choderlos de Laclos qu'il convoque avec brio... Ce drame a tout pour plaire et rencontrer son interprète principale est un ravissement...

Où trouvez-vous l'énergie et la créativité de composer des personnages aussi différents ?
Juliette Binoche :
J'ai davantage l'impression d'être nourrie, révélée, dynamisée par chaque personnage. Une histoire m'attire parce qu'elle est possibilité de transformation, moyen de ne pas être enfermé dans une idée, enterré dans une éducation, un lieu ou des émotions… C'est cette évolution qui rend la vie joyeuse.

Revêtir de multiples identités et de se donner à chaque fois comme vous le faites, est-ce éprouvant ?
Juliette Binoche : C'est la stagnation qui m'épuiserait. Travailler un rôle, trouver comment exprimer les différentes facettes d'une héroïne, c'est une succession de choix intérieurs qui me galvanise. Jouer dans une fiction, c'est une chance de forger intelligence, intuition et désir.

Vous parlez de désir : l'envie de jouer la comédie a-t-elle toujours été présente ?
Juliette Binoche :
J'ai eu une traversée du désert vers mes 40 ans. J'ai été étonnée car je suis une goulue du travail, une fonceuse de nature, amoureuse de l'art et du partage. Cette expiration m'est arrivée avant Caché de Michael Haneke. Heureusement, le tournage du film a été repoussé... Pendant une année entière, je ne me suis accrochée qu'à une seule chose : prendre soin de mes enfants. Ce sont eux qui m'ont tenue. Cette période était très difficile car je n'en connaissais pas la fin. Ce qui est le plus dur dans la disparition du désir, c'est de penser que c'est pour l'éternité...

"Je me suis rencontrée quand j'avais 5 ans"

A quel moment vous êtes-vous trouvée ?
Juliette Binoche : Je me suis rencontrée quand j'avais 5 ans. J'étais en pension à Chevreuse, je venais de me faire vacciner contre la tuberculose et je ne pouvais plus bouger mon bras gauche… Je m'étais adossée au grand arbre de la cour de récré et j'ai eu une prise de conscience en lien avec la nature. J'étais moi, Juliette, un élément comme les racines et les branches, et malgré la douleur, c'était plus fort que tout.

Artistiquement, quel a été le déclic ?
Juliette Binoche : À 18 ans, j'étais en cours de théâtre à Paris, désireuse de montrer que j'étais actrice… Véra Gregh m'a complètement désarçonnée et provoquée en me disant "stop" sans arrêt. Absolument perdue, je me suis mise à pleurer. Elle m'a dit de jouer à partir de ça. J'ai donc interprété Camille dans On ne badine pas avec l'amour de Musset à partir de mes sanglots et le texte coulait à travers moi sans que je fasse aucun effort. Cela m'a montré une voie nouvelle qui n'était plus celle de la volonté, mais celle d'embrasser le "ne pas savoir". Une leçon formidable.

Acceptez-vous, depuis, de vous servir de votre fragilité ?
Juliette Binoche :
Je dirais même qu'il est nécessaire d'être déstabilisé, de se retirer de soi et du rapport à l'autre pour recevoir l'information émotionnelle et ne pas chercher à prouver quoi que ce soit. Il y a de moi dans chaque moment des films et je me trouve à travers cette expression.

© Diaphana Distribution

Comment vous reconnectez-vous à vos émotions les plus simples ?
Juliette Binoche : En étant dans l'inconnu. Le silence avant une prise me permet d'aller au plus profond. Beaucoup d'acteurs ont peur de ce no man's land qui est une sorte de mise à nu. De fait, ils sont beaucoup trop bavards...

Comment domestiquez-vous cette frénésie qui s'est développée avec les réseaux sociaux ?
Juliette Binoche : Être actrice met forcément un focus sur le physique. C'est un métier généreux, mais extrêmement violent. Il vous fait rentrer dans un jeu de l'apparence qu'il ne faut pas prendre au sérieux au risque de souffrir. Vous ne serez pas blessé si vous vous détachez du culte du paraître et que vous vous en amusez…

Êtes-vous néanmoins soucieuse de l'image que vous renvoyez ?
Juliette Binoche : Je n'ai pas de philosophie toute faite là-dessus. C'est très fluctuant, en fonction de mes humeurs, de ce que je traverse, ressens. Par moment, je m'en fiche complètement et je peux sortir sans maquillage, d'autres fois, je me sens en représentation, j'ai le sentiment de me mettre en scène et en beauté comme dans un conte de fées.

Avec Internet, communication, sollicitation et consommation sont incessantes : cette hystérie de la performance vous met-elle une pression ?
Juliette Binoche : Je suis une révoltée et j'ai besoin de liberté depuis l'enfance… Heureusement, je profite des bienfaits de l'âge et de la maturité. Cela permet de prendre une certaine distance. L'expérience du passage des 50 ans fait que si l'on ne dépasse pas certaines valeurs, elles nous emprisonnent. Il faut accepter de se prendre un coup sur la tête pour réviser ses exigences afin de dépasser certaines injonctions : pouvoir, puissance, jouissance... Ce n'est pas moi qui l'invente, Annick de Souzenelle dans Le Symbolisme du corps humain en parle très bien grâce à Séphiroth, l'arbre traditionnel, mythique des Hébreux. Je ne veux pas passer pour une exégète, mais je pense que cette psychothérapeute, auteur d'ouvrages sur la spiritualité, peut aider les femmes à faire face à une autre époque de leur vie, une autre façon de s'aimer et de se voir.

Avez-vous eu l'impression, au fil de votre parcours, de vous sacrifier pour séduire, plaire ou aimer ?
Juliette Binoche : Pas de sacrifice, mais des concessions, évidemment. Qui n'en fait pas. Impossible de se laisser guider par l'envie. Il faut bien vivre avec son époque, aider les uns et les autres… Attention cependant à ne pas basculer à l'inverse dans le devoir, la dévotion, l'obéissance aveugle… Repensons une capacité, un "je peux" et je le fais avec bonheur en assumant totalement, ça me coûte moins car je l'ai choisi : là c'est gagné !

"La famille ne doit pas être un cocon, mais un tremplin"

La maternité n'a jamais été un renoncement pour vous ?
Juliette Binoche : Non car je l'ai voulue. C'est un désir fort que j'ai toujours eu au fond de moi et c'est pour ça que j'ai baladé mes enfants partout. J'espère qu'ils (Raphaël Hallé 25 ans et Hannah Magimel 19 ans, ndlr) ne m'en voudront pas plus tard ! (rires)  La famille ne doit pas être un cocon, un lieu de repli, mais un tremplin.

© Diaphana Edition

Votre profession implique d'être sur le fil… La transmission, l'échange avec vos enfants, n'est-ce pas ce que vous avez de plus constant ?
Juliette Binoche : Au César de la Meilleure Mère, je ne pense pas qu'il y aurait d'actrices nommées… Sans être parfaite, j'ai essayé d'être maman tant que j'ai pu. J'ai reconnu très tôt ce que j'avais à partager et ce pour quoi j'étais faite. Pour certaines personnes, c'est donner toute sa beauté à ses enfants. Pour la femme que je suis, c'était d'être mère et artiste en même temps.

CELLE QUE VOUS CROYEZ de Safy Nebbou, avec Juliette Binoche, François Civil et Nicole Garcia, (1h41), désormais disponible en DVD, BRD et VOD.