Mode islamique : quand les marques prennent le voile

H&M, Marks and Spencer, Dolce & Gabbana, Mango, ou Uniqlo... Nombreuses sont les marques à se mettre à la mode "pudique", aussi appelée "musulmane". Une tendance qui soulève débat et indignation.

Mode islamique : quand les marques prennent le voile

"On ne peut pas admettre que c'est banal et anodin que de grandes marques investissent [le marché de la mode islamique] ", s'est indignée Laurence Rossignol mercredi 30 mars au micro de Jean-Jacques Bourdin, sur RMC. Car depuis quelques mois, les grandes enseignes rivalisent d'ingéniosité pour séduire la clientèle de confession musulmane. H&M a récemment utilisé une femme voilée dans l'une de ses publicités, Mango a sorti une ligne spéciale Ramadan, Uniqlo commercialise des hijabs, quand Marks & Spencer propose des burkinis – contraction de "burqa" et "bikini" –, soit une tenue de bain intégrale. Le secteur du luxe n'est pas en reste : Dolce & Gabbana a annoncé une ligne de hijabs et d'abayas, quand certaines griffes de luxe, à l'instar d'Oscar de la Renta, DKNY et Tommy Hilfigeront des collections capsules dédiées au Moyen-Orient. Alors "preuve d'un multiculturalisme" comme l'écrit le Daily Mail ou pur coup marketing destiné à accroître les bénéfices ? 

© Marks & Spencer

Cacher ses corps que l'on ne saurait voir

Ces collections, timidement baptisées "pudiques", permettent "à chacun d'ha­biller sa person­na­lité", pour le géant suédois H&M, quand son homologue japonais Uniqlo propose de "découvrir un nouveau monde chic et confortable, ainsi que trouver de la joie dans ce que l'on porte au quotidien". Des arguments de vente qui ont fait enrager la ministre des Familles, de l'Enfance et des Droits des femmes : "Ce qui m'a frappée, ce sont les arguments que donnent ces marques, qui disent ne faire la promotion d'aucun mode de vie, comme s'il y avait une dissociation entre les vêtements et les modes de vie", s'est emportée Laurence Rossignol. [...] Lorsque des marques investissent ce marché de la tenue islamique, parce qu'il est lucratif, elles se mettent en retrait de leur responsabilité sociale et d'un certain point de vue font la promotion de cet enferment du corps des femmes."
Une position appuyée par la philosophe féministe Elisabeth Badinter, qui a carrément appelé au boycott de ces enseignes dans les colonnes du Monde et par Pierre Bergé, qui s'est dit scandalisé au micro d'Europe 1 : "Moi qui ai été près de 40 ans au côté de Yves Saint Laurent, j'ai toujours cru qu'un créateur de mode était là pour embellir les femmes, pour leur donner la liberté. Pas pour être le complice de cette dictature qui impose cette chose abominable qui fait qu'on cache les femmes, qu'on leur fait vivre une vie dissimulée". Et l'octogénaire d'ajouter : "Renoncez au fric, ayez des convictions !"

Lever le voile sur un marché en expansion

Comme le souligne le président de la Fondation Bergé/Saint Laurent, ce qui semble principalement motiver les marques reste l'argent. À en croire l'agence de presse Reuters, le marché de la mode islamique devrait peser près de 484 millards de dollars en 2019 quand en 2013, 266 milliards de dollars ont été dépensés par des musulmans
Car durant les dernières décennies, les créateurs intégraient des pièces à connation islamique dans leurs collections dans le but de provoquer et l'aspect financier n'était guère envisagé. "A la fin des des années 90, il y avait eu Hussein Chalayan et ses tchadors. Chez Dolce & Gabbana, il y avait aussi cette envie là : ils ont fait des collections "siciliennes" traditionnelles, avec des femmes non pas voilées, mais qui portaient le foulard. Avec les hijabs, ils touchent à une autre religion, afin d'investir le marché du Moyen-Orient, qui est très important, Les marques n'y avaient pas pensé jusqu'alors et n'avaient pas fait de collections musulmanes. Dans les pays du Golfe, on proposait à cette clientèle des vêtements 'couture' occidentaux", analyse Frédéric Monneyron, sociologue de la mode et co-auteur de L'imaginaire du luxe (1). Aujourd'hui, c'est la fast fashion qui s'empare de ce segment, sans pour autant chercher à capter le public des pays musulmans. "Etrangement, Uniqlo n'irait pas vendre des voiles aux femmes pakistanaises, alors que les musulmans constituent plus de 95% de la population de ce pays, bien qu'il soit très présent en Angleterre et qu'il y vend ses hijabs. C'est une histoire de bénéfices, il y a d'immenses magasins sur Oxford Street, mais c'est aussi politique, car le voile n'a pas été banni du pays, contrairement à la France."

L'appât du gain ne serait donc pas la seule et unique motivation de ces griffes fast fashion. Ce phénomène serait même plus sociétal que commercial, d'après le sociologue de la mode :" Le géant espagnol Zara ne l'a pas encore fait pour le moment, ce qui n'est pas indifférent, au vu de la relation que l'Espagne entretient avec le monde islamique. En revanche, le suédois H&M et le britannique Marks and Spencer ont des communautés musulmanes très fortes." Comme l'a très bien démontré Frédéric Monneyron dans son ouvrage La Frivolité essentielle. Du vêtement et de la mode (2), l'habit est le meilleur instrument pour identifier les conflits à l'échelle mondiale : "Il suffit de regarder comment on se vêtit pour connaître nos sociétés, anticiper celles à venir et dicter nos comportements individuels et sociaux ." Cette mode musulmane et le débat qu'elle a ouvert dans l'Hexagone résulterait donc des diverses polémiques sur l'islam qu'a connues la France ces dernières années. Il s'agirait, pour cette clientèle musulmane, "de revendiquer une culture au sein des sociétés occidentales, dans lesquelles elles ne se sentent pas à l'aise.", à en croire Frédéric Monneyron. "Le voile était moins fréquent il y a quelques années qu'aujourd'hui, il faut reconnaitre que ça pose d'autres questions". Auxquelles la mode n'est pas en mesure de répondre...

© Dolce & Gabbana

(1) L'Imaginaire du luxe, avec Patrick Mathieu, aux éditions Imago
(2) La Frivolité essentielle. Du vêtement et de la mode, aux PUF
Le nouveau livre de Frédéric Monneyron, Séduire, aux éditions Imago, sera disponible en librairies dès le 20 avril.