Hafsia Herzi : "En amour, on ne sait jamais de quoi demain sera fait"

C'est une édition cannoise qu'elle n'oubliera probablement jamais. A 32 ans, Hafsia Herzi présente à la Semaine de la Critique "Tu Mérites un Amour", son premier long-métrage, et monte les marches aux côtés de son mentor, Abdellatif Kechiche, pour "Mektoub, My Love : Intermezzo".

Hafsia Herzi : "En amour, on ne sait jamais de quoi demain sera fait"
© Boyer-Genin-Marechal/ABACA

Aussi discrète derrière la caméra qu'éclatante devant, Hafsia Herzi mène son navire avec aisance depuis sa fracassante révélation en 2007 dans La Graine et le Mulet d'Abdellatif Kechiche, pour lequel elle a notamment remporté le Prix Marcello Mastroianni à la Mostra de Venise et le César du Meilleur Espoir Féminin. Depuis, on l'a vue briller chez Alain Guiraudie (Le Roi de l'Evasion), Bertrand Bonello (L'Apollonide : Souvenirs de la maison close) ou Mehdi Ben Attia (L'Amour des Hommes). Une filmographie peuplée d'auteurs qui, au gré du temps, lui ont donné envie de mettre en scène. L'été dernier, elle a ainsi écrit, réalisé et auto-produit Tu mérites un amour, dans lequel elle incarne Lila, une jeune femme qui se cogne contre la vie pour guérir d'un amour toxique. Le film est programmé à la Semaine de la Critique. Dans le même temps, Hafsia Herzi montera les marches avec l'équipe de Mektoub, My Love : Intermezzo de son mentor… Kechiche. Nous l'avons rencontrée et c'est avec toute la bonhomie du monde qu'elle a répondu à nos questions. 

Journal des Femmes : On peut aisément dire que c'est une année très spéciale pour vous, non ?
Hafsia Herzi : C'est vraiment incroyable ! Il y a quelques semaines, j'étais encore en montage. Cela fait des mois que je travaille sur Tu mérites un amour, que je me suis coupée du monde pour ça, que je me suis astreinte, dans une forme de solitude, à un planning strict. C'est beaucoup de sacrifices. La sélection du film à la Semaine de la Critique a été incroyable. J'ai pleuré en l'apprenant. C'était la récompense pour tout le travail engagé. Etre derrière la caméra, c'est une expérience différente. Je ne ressens pas la même chose que quand je joue seulement dans un film. Il y a moins de pression et d'adrénaline. Ici, tout sort de moi : chaque plan, chaque ligne de scénario… Je ne suis pas maman mais j'ai l'impression que c'est un enfant que j'ai porté et qui est né. Je suis fière pour tous les gens qui ont travaillé dessus. Les techniciens sont d'ailleurs à Cannes. J'ai su, dès les premiers jours du tournage, que ce film était né sous une bonne étoile. On avait des solutions systématiques à toutes nos galères. Quant à la sélection de Mektoub, my love : Intermezzo, ça a été la cerise sur le gâteau. Je suis très proche d'Abdellatif Kechiche, qui m'a donné ma chance dans le cinéma et l'envie de réaliser.

Qu'est-ce qui vous a poussé, dans une telle urgence, à écrire, auto-produire et réaliser Tu mérites un amour ? 
Hafsia Herzi : 
Honnêtement, je ne sais pas. Une pulsion, sûrement. Je me suis réveillé un matin et je me suis qu'il fallait y aller. Depuis un moment déjà, je pensais réaliser un film sans argent, entourée d'une petite équipe… C'était un challenge personnel et artistique de me dire que, avec peu de gens et de moyens, on peut faire un film. Je voulais aussi donner leur chance aux jeunes. C'est une première sur un long-métrage pour le chef-opérateur, l'ingénieur du son, le monteur ou encore pour la plupart des acteurs.

Pour vous, l'amour semble aussi passionnel que toxique et carnassier. Votre film évolue d'ailleurs entre ces deux extrêmes. C'est ainsi que vous considérez l'amour ? Comme une sorte de fil fragile sur lequel on marche ?
Hafsia Herzi : Il est ainsi représenté dans le film mais ce n'est pas comme ça que je le considère. Mon désir était de parler de l'amour, des blessures, de la perdition, du désir… Pour moi, comme pour beaucoup d'autres personnes, l'amour est un sentiment inexplicable, quelque chose qu'on ne contrôle pas, qui nous dépasse. Lila, mon personnage, cherche à comprendre des choses qui n'ont pas toujours de sens. In fine, on est toutes et tous les mêmes devant le sentiment amoureux et le chagrin qu'il impose parfois. Pourquoi on est triste ? Pourquoi on n'arrive pas à s'en remettre ? Pourquoi on va vers des extrêmes ? Lila essaye de faire sa vie, ses expériences… (…) Je n'ai pas de définition de l'amour, je ne sais pas comment le considérer si ce n'est un nid de surprises. Il faut être prêt à s'attendre à tout, de l'incroyable à l'horrible. On ne sait pas de quoi demain sera fait en amour. Personne n'a la solution. 

"Quand on est artiste, on est forcément une femme libre"

Depuis La Graine et le Mulet, votre carrière a beaucoup évolué. Qu'est-ce qui, en tant que femme et actrice, a le plus changé en vous ?
Hafsia Herzi : 
J'ai grandi avec le métier, avec les expériences de la vie, j'ai muri. Je n'ai pas eu peur de créer, de me lancer et de faire mes propres choix artistiques. J'en suis très contente. Je sais plus où je vais. Au début, il y avait le questionnement de savoir si je ferai un deuxième film, si je gagnerai ma vie dans ce milieu… Le cinéma m'a fait grandir et m'a fait faire connaissance avec moi-même.

Vous retrouvez Abdellatif Kechiche, qui vous a lancée, avec la suite de Mektoub, My Love : Canto Uno. A-t-il vu votre film ? Et son travail vous a-t-il inspiré ?
Hafsia Herzi : Il ne l'a pas vu car il a été pris avec le sien. Je n'ai pas voulu l'embêter. J'ai en tout cas hâte de le lui faire découvrir. Il a été très ému et fier par ma sélection à Cannes. J'étais heureuse de le voir comme ça car c'est lui qui a confirmé et conforté mon désir de réaliser. Il m'a toujours encouragée et poussée en me disant que rien n'est impossible, que le travail paye. Dans ce métier, c'est rare quelqu'un qui croit autant en vous. Son travail m'a inspiré. Je l'admire. J'aime son cinéma réaliste dans lequel je me retrouve et dans lequel je suis née. 

Vous avez toujours défendu Abdellatif Kechiche qui, depuis La vie d'Adèle, a été décrié et régulièrement snobé des cérémonies de prix. Son retour à Cannes est forcément très attendu… L'appréhendez-vous ? Qu'avez-vous par ailleurs à dire à ses détracteurs ?
Hafsia Herzi : Je l'ai toujours défendu même si j'aime pas le mot "défendre". On n'est pas au tribunal. C'est un grand réalisateur, qui fait partie des meilleurs. Il faut rendre à César ce qui appartient à César. Je n'aime pas l'injustice. C'était important pour moi, même si je suis une femme discrète qui n'aime pas s'exposer, de prendre la parole. Je sais que ce qu'on a raconté sur lui, cet acharnement, ça a été des mensonges. Je ne pouvais pas me taire face à ça. Il ne mérite pas ça. Il est dans son coin, il galère pour faire ses films, il est passionné, il crée sans embêter personne, il ne fait pas de mal… Au contraire, il fait du bien aux gens à sa manière. De toutes les façons, il est de retour à Cannes ! On va dire que la hache de guerre a été enterrée même s'il n'y avait pas vraiment de guerre. Ce qui reste, c'est l'oeuvre. Et on ne peut pas dénigrer son travail. On ne peut pas nier l'évidence : il fait partie des meilleures réalisateurs français, qu'on le veuille ou pas. 

Votre cinéma et vos choix suintent une forme de liberté. C'est ainsi que vous vous voyez avant tout, comme une femme libre ?
Hafsia Herzi : Oui, c'est très important et je le revendique haut et fort. Je voulais exprimer mes idées en réalisant. Mon portrait de Lila est celui d'une femme libre, qui assume son corps, qui vit, qui ose… Quand on est artiste, on est forcément une femme libre dans ce qu'on représente.

Qu'y a-t-il de plus féministe chez vous ?
Hafsia Herzi : Franchement, je ne sais pas. Peut-être ma création et mon regard féminin… Et la mise à jour de ma sensibilité à travers l'art.

Tu Mérites un amour, de et avec Hafsia Herzi, Djanis Bouzyani, Jérémie Laheurte. En salles le 11 septembre 2019.