Jean-Michel Jarre : "Les optimistes sont les nouveaux punks"

Jean-Michel Jarre revient avec "Equinoxe Infinity", un nouvel album hypnotique qui fait office de sequel de son opus "Equinoxe", sorti en 1978. Il fête également ses 50 ans de carrière (rien que ça) avec "Planet Jarre", un best-of sorti en septembre dernier. Rencontre avec l'audacieux artiste qui nous parle création, dangers de la technologie et vie privée...

Jean-Michel Jarre : "Les optimistes sont les nouveaux punks"
© Peter Lindbergh

Curieux et avant-gardiste, Jean-Michel Jarre est en avance sur son temps. Son regard sur le futur, la façon dont il gère sa vie privée, son optimisme contagieux : l'artiste de 69 ans, qui sort son nouvel album Equinoxe Infinity, se livre au Journal des Femmes.
Et chez lui, s'il vous plait ! Le chanteur nous reçoit dans son appartement avenue Montaigne. Face à l'univers éclectique de ce génie musical, nous découvrons un salon épuré, sans prétention, avec pour seules touches de fantaisie (il en faut bien) des canapés jaunes et bleus et une statue de bouledogue écarlate. L'artiste, lui, affiche un sourire convivial et une amabilité non feinte. 

Parlez-nous de "Planet Jarre", le best-of qui célèbre vos 50 ans de carrière. Comment votre musique a-t-elle évolué ?
Au début, je n'avais pas l'intention de sortir cet album car je n'aime pas les compilations. C'est un peu comme prendre les chapitres de différents livres et les assembler en un ouvrage. Chaque album a une histoire, il est un peu artificiel de sortir un morceau de son contexte, de son album, pour le mettre ailleurs. J'ai donc divisé ce projet en 4 parties, 4 manières de faire de la musique. La première, Soundscapes, ressemble au début d'Oxygène, avec des morceaux assez longs, inspirés par mon amour pour la musique classique, que j'ai étudiée, et pour les bandes-sonores de films. Dans Themes, je pars d'une mélodie simple au piano et je fais l'arrangement autour. Dans Sequences, j'ai mis en avant le côté répétitif et hypnotique, qui est l'ADN de la musique électronique. Enfin, la quatrième partie, un peu particulière, Exploration and Early Works, s'appuie sur la manière dont j'ai abordé la musique électro-acoustique : prendre un micro, enregistrer des sons dans la rue et en faire de la musique, ce que l'on a appelé plus tard le sampling. 

Votre carrière a débuté en 1968. À l'époque, particulièrement en France, la musique électronique appartenait au domaine de l'inconnu. Comment étiez-vous perçu ?
On nous prenait pour une bande de geeks qui travaillaient sur des drôles de machines, même pas considérées comme des instruments de musique. À l'époque, les gens aimaient défier l'autorité. Dès lors, quoi de mieux que prendre la musique électro pour se rebeller contre l’establishment de la musique classique et du rock ? J'ai été très vite convaincu que cette musique deviendrait celle du XXIe siècle, car c'était la première fois que l'on ne s'appuyait pas uniquement sur les notes de solfège pour créer. 

Que répondez-vous à ceux qui affirment (encore) que la musique électronique n'est pas de la "vraie musique" ?
Cela fait longtemps que je ne réponds plus rien. Aujourd'hui comme hier, ce ne sont pas les instruments qui font l'intérêt de la musique, comme ce n'est pas le type de caméra qui donne de la valeur à un film. Quand Oxygène est sorti, la plupart des gens ne savaient même pas que l'album était fait à partir d'instruments électroniques. Ce qui compte c'est le résultat musical, l'émotion que l'on peut y mettre. L'idée reçue que l'électro est froide et robotique est fausse. Si l'on se réfère à la manière dont on fait de la musique, il n'y a pas plus intellectuel et cérébral que d'écrire sur une feuille de papier des notes qui vont être jouées par quelqu'un d'autre, plutôt que de mettre les mains dans les beats et les fréquences, comme un peintre met les mains dans l'acrylique, de manière profonde et sensuelle.

Quel regard portez-vous sur la dance music, la musique festive ?
J'y porte un œil attentif et impliqué, car cette musique fait partie de ma famille. Dans mon projet Electronica (albums sortis en 2015 et 2016, NDLR), j'ai travaillé avec beaucoup de gens issus de la dance music. Dans n'importe quel mouvement musical, il y a l'aspect hédoniste et un aspect plus social, qui s'échappe du dancefloor en l'occurrence. les générations qui sont arrivées après moi ont été définitivement marquée par la musique électronique et j'ai eu le privilège d'être au départ de ce mouvement, de pouvoir ouvrir des portes sur un territoire vierge sans qu'il n'y ait personne qui me dise quoi faire. 

Vous donnez souvent des méga-concerts à ciel ouvert, qu'est-ce qui vous plaît dans le fait de jouer "à l'air libre" ?
Pour faire du rock, on se branche sur le mur pour prendre l'énergie dans le "vide". Par opposition, la musique électro est liée à l'espace et à l'environnement, j'ai donc eu l'instinct d'aller dehors. Les instruments de musique électro n'ont pas nécessairement été développés pour la scène, contrairement à ceux du rock. C'est pourquoi, dès le départ, j'ai tenté de faire des concerts d'une autre manière, notamment en extérieur.  J'aime ce côté "cirque", le fait d'installer son chapiteau une journée et repartir de manière non officielle. D'ailleurs, je considère que je fais partie d'une troupe en concert, car lorsque l'on s'inscrit dans un projet multimédia, on est seulement un élément parmi toute la performance.

Dans votre album "Equinoxe infinity", vous mettez en avant la technologie, l'intelligence artificielle. Quel message souhaitez-vous véhiculer ?
J'ai toujours été fasciné par la première pochette d'Equinoxe où l'on rencontre les watchers, ces espèces de créatures mystérieuses. J'ai donc imaginé ce qu'ils étaient devenus. Pour la première fois, je suis parti d'une idée graphique et visuelle pour faire de la musique, comme une sorte de bande-sonore d'un scénario que j'imaginerais. Puis, j'ai voulu proposer deux pochettes d'album, celle qui peint un futur paisible et l'autre qui présente un avenir apocalyptique. Je me suis imaginé que ces personnages symbolisaient l'évolution de la technologie depuis que j'ai commencé ma carrière. L'intelligence artificielle et les algorithmes prendront le pouvoir, demain. Dans moins de 10 ans, ils seront capables de produire et créer des romans ou de la musique de manière complètement originale. Cela posera un tas de problèmes sur la place des artistes. 

L'année dernière, l'agence McCann Japan a nommé une intelligence artificielle comme directeur de la création. Pensez-vous que ce genre d'exemple puisse signifier le déclin de la puissance créative ?
Cela va remettre en question notre manière de penser dans la société. En 2016, en Chine, un champion du monde de jeu de go a été battu par un ordinateur. Résultat ? L'intérêt pour ce jeu a fortement diminué, ces dernières années. Il ne faudrait pas qu'il en soit de même pour la création et que cela décourage les artistes. Je pense qu'il y a toujours deux futurs possibles, un plus "dark" et un plus positif, comme je le montre sur les deux pochettes de l'album. 

Vous pariez sur un scénario positif ?
Je ne parie pas, mais je l'espère. La démographie et la pollution sont les véritables problèmes. Si l'on n'arrive pas, à travers l'éducation, à faire en sorte que la démographie n'explose pas, on aura, comme disait Stephen King, l'obligation de partir à la fin du siècle et coloniser d'autres planètes, ce qui n'est pas forcément une mauvaise chose. Le dernier morceau de l'album, Equinoxe Infinity, décrit d'ailleurs cette fuite. 

Craignez-vous le futur ?
Non, aujourd'hui, il faut être optimiste par provocation, faire de "l'anti-BFM". Nous avons trop tendance à exploiter les mauvaises nouvelles, qui entretiennent l'état anxiogène de la société. Puisque l'on s'appuie sur le passé et que le présent nous échappe, le futur est la seule chose que l'on ne connaisse pas, qui nous excite, qui nous effraie. Dans la création, il est plus facile d'être "dark" que d'être positif sans tomber dans le "gnangan". Le pessimisme devient la norme. Dès lors, selon moi, la nouvelle façon de se rebeller, c'est par l'enthousiasme et l'espoir. Les punks de la nouvelle génération sont les optimistes.

Avec la pochette de votre album Oxygène, en 1976, vous tentez d'éveiller les consciences à la protection de la planète. Comment allier technologie, qui fait partie intégrante de votre travail, et écologie ?
Nous pourrons survivre au siècle si nous parvenons à évoluer en bonne intelligence avec la nature et les nouvelles technologies. Par exemple, en septembre, j'ai donné un concert en Arabie Saoudite où les instruments étaient alimentés par des panneaux solaires. On ne changera pas les choses uniquement en triant nos poubelles, mais grâce à une prise de conscience. Depuis ma plus tendre enfance, j'ai intégré ces idées écologiques. Ma mère m'a éduqué dans ce sens, à une époque où ce n'était pas courant. J'ai toujours essayé de faire passer ce message dans ma musique, sans donner de leçon.

Comment-vous investissez-vous pour l'environnement ?
Je suis ambassadeur des Nations Unies depuis 25 ans pour l'éducation à l'environnement. Et j'essaie d'aider, à travers ma musique, à éveiller les consciences des populations locales, des pays, des gouvernements, modifier leur politique, leur rappeler ce qu'ils ont devant eux. Ainsi, j'ai donné un concert à Massada, près de la mer morte, pour interpeller sur la baisse drastique du niveau de l'eau. L'artiste peut faire passer des messages sur le plan du cœur et des émotions.

De quoi vous nourrissez-vous pour créer ?
Dernièrement, je me suis beaucoup inspiré des collaborations que j'ai réalisées pour l'album Electronica, notamment avec M83 ou Tangerine Dream, J'ai traversé une période assez sombre dans ma vie, il y a une dizaine d'années. J'ai perdu mes deux parents et j'ai vécu un divorce vraiment pénible, (d'avec Anne Parillaud, NDLR). J'ai eu envie de faire autre chose et Electronica a été un voyage initiatique, une thérapie.

Est-ce important de protéger votre vie privée aujourd'hui ?
Ma vie privée a souvent été exposée, notamment à cause d'erreurs de ma part, je me suis fait prendre dans un certain circuit médiatique. Cela peut être dommageable pour nos proches, mais ce n'est pas la fin du monde. Avec Internet, tout ce que vous faites est enregistré pour l'éternité. La vie d'un être humain est aussi liée à une forme romanesque, poétique, de la mémoire. On garde, on oublie, on trie nos souvenirs. Or, avec la technologie, même le superflu et les choses que l'on n'a pas forcément envie de garder sont exposées.

Quels sont vos projets artistiques ?
J'ai quelques concerts prévus dans l'année, mais pas de tournée avant un an, car j'ai donné 250 shows. Je souhaite continuer à expérimenter et éveiller les consciences. 

Découvrez l'album Equinoxe Infinity, disponible dans les bacs. 

© Sony Music
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