Eric Gravel (A PLEIN TEMPS) : "Observer la classe moyenne est un bon moyen de voir comment va notre société"

Le réalisateur Eric Gravel nous embarque dans une course précipitée en compagnie de Laure Calamy dans "A Plein Temps", au cinéma le 16 mars. Son long-métrage sur le quotidien sans répit d'une mère célibataire évoluant au milieu des grèves des transports relève plus du film d'action que du drame social classique. Entretien.

Eric Gravel (A PLEIN TEMPS) : "Observer la classe moyenne est un bon moyen de voir comment va notre société"
© Eric Gravel à la Mostra de Venise, le 9 septembre 2021 - Alberto Terenghi / IPA / /SIPA

La Mostra de Venise l'a sacré Meilleur réalisateur pour son tour de force A Plein Temps, en salles le 16 mars. Eric Gravel filme le quotidien infernal d'une mère célibataire se démenant au milieu d'une gronde nationale. Par le talent de Laure Calamy et la brillante idée d'avoir pensé son drame comme un film d'action, le cinéaste d'origine québécoise signe un long-métrage bien à part dans la constellation des films français.
Son but était de retranscrire le débordement du travail sur la vie en montrant le quotidien d'une classe moyenne contrainte d'enchaîner les trains pour atteindre Paris. Il a alors demandé à l'hyper-douée Laure Calamy (Dix pour Cent, La Flamme, Une Femme du monde) d'interpréter Julie, maman de deux enfants et première femme de chambre d'un palace, qui ambitionne de décrocher un nouveau job. Alors que les grèves font rage en Ile-de-France, elle n'a d'autre choix de que contrer tous les obstacles au jour le jour pour espérer atteindre ses objectifs.
Le réalisateur de Crash Test Aglaé continue de faire le tour de la question de l'importance et du temps que l'on accorde au boulot. Il ajoute ici la difficulté d'assurer seul(e) avec des enfants quand le quotidien nous bouffe et que le pays implose. Interview.

De quoi est partie l'histoire d'A Plein Temps ?
Eric Gravel 
: Québécois d'origine, je vis en France depuis 20 ans. Après 5 ans à Paris, j'ai eu envie d'essayer la campagne en suivant le rêve de tout Nord-Américain. Je me suis installé à 1h30 de Paris, en pensant faire un choix assez marginal. Je me suis rapidement aperçu qu'énormément de gens faisaient des allers-retours vers Paris quotidiennement. Ce phénomène m'a interpellé. Mon premier film n'était pas encore sorti que j'avais commencé à écrire sur ce sujet, en me demandant comment faire des ces trajets en train matin et soir une histoire intéressante. Où se trouve l'essence de cette vie basée sur le pari de l'équilibre ? J'ai vu énormément de personnes ne pas parvenir à le maintenir pour toutes sortes de raisons : la perte d'un emploi, un divorce, des soucis économiques. Je l'observais moi-même dans ma propre vie, avec une structure familiale solide. Alors je me suis posé la question : c'est comment pour ces gens que je croise tous les jours ?

Laure Calamy dans "A Plein Temps" © Haut et Court

Pourquoi avoir choisi spécifiquement une femme qui élève ses enfants seule ?
Eric Gravel
 : C'était avant les grèves et les gilets jaunes. J'ai eu envie de parler de quelqu'un dans un angle mort, mal représenté, de donner de la voix à ceux qui avaient besoin de visibilité. Il y avait quelque chose qui allait de soi. Je voulais un personnage qui subissait tout ça, mais qui le refusait en se battant. Parler d'une femme avait du sens. Au début des gilets jaunes, on a vu beaucoup d'entre elles sur les ronds-points. Je parle également de manifestations, de colère nationale. Il y avait cette idée que l'individuel rejoint le collectif. Je trouvais la contradiction intéressante entre cette femme qui n'a pas de moyen de parler et cet écho sur l'ensemble de la société. Le déclassement professionnel et la volonté d'atteindre ses objectifs étaient déjà présents dans mon premier film. La préoccupation de notre rapport au travail et au temps s'est insérée dans cette histoire-là. Quels sont nos désirs et objectifs quand on dit "gagner sa vie" ? C'est un terme ridicule qui dit bien la valeur que l'on donne au travail. Travaille-t-on pour gagner du temps ou bien le travail nous fait-il perdre notre temps ? Je n'ai pas les réponses à ça, mais ce sont des choses qui me préoccupent.

"Laure Calamy mord dans ses personnages et c'est précieux pour un metteur en scène"

Julie appartient à la classe moyenne et se fait déborder par ses horaires, les grèves, ses enfants...
Eric Gravel : Je trouvais intéressant de parler de la classe moyenne parce que c'est plutôt rare. Je viens d'un milieu ouvrier pauvre et quand on va au cinéma, on voit souvent des histoires où les gens n'ont pas de problème d'argent. Tout se passe dans un autre cercle et ce n'est pas tout à fait réaliste. Mon personnage n'a pas le luxe de choisir quelle priorité donner à sa vie. Elle est dans la nécessité. Ça permet de la définir fortement, de comprendre ses objectifs. C'était une évidence pour moi. Si on est pauvre on reste pauvre, alors que la classe moyenne oscille. C'est une bonne façon de voir comment va notre société. Je ne suis pas sociologue, mais j'ai l'impression qu'elle oscille plus vers le bas que vers le haut en ce moment...

A quel moment avez-vous pensé à Laure Calamy ?
Eric Gravel
 : Quand est venu le temps de réfléchir à une actrice, Laure s'est imposée tout de suite. Je l'avais vue davantage dans ses rôles dramatiques que dans ses comédies, mais je connaissais son spectre. J'aime les comédiennes capables de ratisser très large. On ne connaît pas beaucoup de choses sur Julie parce qu'elle vit au présent. On comprend qu'elle traverse une mauvaise passe. Laure arrive à dégager plein de trucs, elle peut-être à la fois grave et pétillante. Elle parvient à nous insuffler des choses qui nous laissent percevoir le passé du personnage sans que l'on ait besoin de le raconter. On se dit que cette femme-là n'est pas comme ça normalement, qu'elle est plutôt joyeuse. Laure mord dans ses personnages et c'est précieux pour un metteur en scène. Je savais qu'elle donnerait de l'ampleur à Julie sans que je n'ai besoin de trop travailler (rires).

Laure Calamy dans "A Plein Temps" © Haut et Court

Le film repose sur un rythme palpitant. Comment êtes-vous parvenu à un tel résultat ?
Eric Gravel : J'ai travaillé ça dès le scénario. J'avais envie d'insuffler un rythme qu'on allait retrouver à l'écran et qu'on percevrait dès les lectures. Le premier moment de transport dure longtemps par exemple, parce que j'instaure ce trajet qu'on ne reverra pas par la suite. Toute la structure du film reposait sur ce mécanisme, le fait d'installer des choses et de n'y revenir que furtivement. La musique y joue aussi pour beaucoup. Je travaille dans le silence à l'écriture, mais j'entends une musique et là elle s'imposait. On a monté le film sans musique parce qu'on avait envie de trouver le rythme du personnage sans s'appuyer dessus. J'ai ensuite cherché le compositeur qui aurait cette musicalité et j'ai reconnu mon film dans le travail d'Irène Drésel. Sans être musicien, c'est difficile de guider par les mots ce qui se ressent. Le résultat, c'est une musique qui vient des tripes, assumée, qu'on entend.

C'est justement quelque chose qui "vient des tripes" qui vous a amené au cinéma ?
Eric Gravel
 : J'ai toujours pensé que je ferai du cinéma et ça, ça ne venait pas des tripes. En revanche, j'avais décidé que je commencerais à faire des longs-métrages quand j'aurais quelque chose qui viendrai des tripes. Je réalise des courts-métrages pour m'amuser, avec un grand plaisir. J'ai tourné fauché, avec mes propres moyens, poussé par cette soif de faire. Je me suis toujours dit qu'une fois la machine lancée, je ne m'arrêterais plus. C'est le cas ! J'ai quelques idées et comme on ne fait pas trois films par an, j'ai de quoi faire pendant quelques décennies.