Laure Calamy : "Je ne voulais pas devenir la femme sans tête !"

Laure Calamy affronte tous les obstacles dans "A Plein Temps" d'Eric Gravel, en salles le 16 mars. La comédienne y est (sur)prenante en première femme de chambre acculée, mère célibataire débordée et héroïne inarrêtable dans sa quête d'une vie meilleure. Rencontre avec la Meilleure actrice de la Mostra de Venise, aussi entière et impliquée en interview qu'à l'écran.

Laure Calamy : "Je ne voulais pas devenir la femme sans tête !"
© Laure Calamy au Festival Les Arcs, le 13 décembre 2021 - Marechal Aurore/ABACA

Depuis sa révélation au grand public dans la série Dix pour cent, Laure Calamy fascine. Les réalisateurs lui offrent désormais les premiers rôles et la projettent en femmes toujours engagées, aux pourtours comiques ou graves. Après sa nomination au César de la Meilleure actrice pour son interprétation de prostituée et mère-courage dans Une Femme du monde, la voici de nouveau au front pour A Plein Temps, film pour lequel elle a reçu le prix de la Meilleure actrice à la Mostra de Venise. Chez Eric Gravel, la comédienne venue des planches accélère le rythme pour jouer une première femme de chambre dans un palace, rattrapée de toutes parts par les galères. A la pression de ce métier où l'imperfection n'est pas permise s'ajoutent les grèves des transports, les horaires ingérables depuis la banlieue, les enfants à nourrir, à faire garder, à occuper et la recherche d'un nouvel emploi pour espérer sortir la tête de l'eau. Plus le film avance, plus Laure Calamy court, concernée, déterminée. A la ville, la super-héroïne du quotidien garde son implication sans concession pour défendre les sujets qui lui tiennent à cœur, sans omettre l'humour et la sympathie qui font son excellence dans les comédies. Une actrice politique et drôle, à l'image des personnages qu'elle interprète avec brio.

Qu'est-ce qui vous a fait accepter À Plein Temps ?
Laure Calamy
 : J'ai trouvé le scénario incontestable, implacable. On y saisissait le rythme effréné puisqu'il y avait 194 séquences, là où il y en a généralement une centaine. On sentait déjà cette construction haletante comme un film d'action. Le personnage de Julie m'a tout de suite plu. Eric Gravel, le réalisateur, a été touché que je sois sensible à son métier. J'aime quand mes personnages ont une vie active.

En quoi le métier de première femme de chambre vous a-t-il particulièrement interpellée ?
Laure Calamy
 : J'ai une sensibilité particulière pour elles parce qu'une amie à moi, Tiziri Kandi, les a défendues au moment des luttes pour leurs droits. Cela a commencé avant elles, mais les femmes de l'Ibis Batignolles ont bataillé pendant un an, elles ont tenu grâce aux caisses de grève et à la solidarité, à laquelle j'ai participé, et ont finalement obtenu gain de cause. Heureusement, d'ailleurs. C'est l'activité principale de ces hôtels qui est sous-traitée, c'est dingue. Je précise que ce n'est pas le cas au Bristol, où l'on a tourné.

"Je suis devenue ultra-maniaque chez moi alors que je suis hyper bordélique"

Comment vous êtes-vous glissée dans le quotidien de Julie, votre personnage ?
Laure Calamy : J'ai suivi une formation avec les autres comédiennes qui jouaient mes collègues. Nous avons fait une première journée dans des hôtels "normaux" pour apprendre les gestes, les postures. Puis nous avons passé deux jours au Bristol, où l'on s'est rendu compte que c'était un tout autre boulot. La première fois que les femmes de chambre nous ont montré leur chorégraphie pour faire un lit, on a applaudi tant c'était magnifique. Je suis devenue ultra-maniaque chez moi alors que je suis hyper bordélique. Tout est maintenant prétexte à ranger et à nettoyer (rire).

Laure Calamy dans "A Plein Temps" © Haut et Court

Comment vous êtes-vous mise dans l'état d'esprit bien particulier de cette femme acculée de toutes parts ?
Laure Calamy
 : J'ai traversé les situations de la même manière que pour tous mes films. Ici, la tension est permanente. C'est l'accumulation, le montage et la musique qui font vivre sa situation de manière sensitive. Il y a quelque chose de très particulier, du fait que ce soit un film social filmé comme un film d'action. On tournait dans le désordre, avec des journées énormes comme ça arrive pour les films à petit budget. La vraie difficulté était de retrouver dans quel moment, quelle énergie précise le personnage se trouvait pour telle ou telle scène.

Julie se définit énormément par son métier...
Laure Calamy
 : On comprend qu'elle subit un déclassement de salaire par rapport à ce qu'elle faisait avant. Même si elle s'en sort mieux que si elle était à Ouistreham, elle ne touche pas des sommes mirobolantes. Julie met beaucoup d'elle-même dans son travail. Il est hors de question qu'elle renonce à son ambition de pouvoir retrouver un emploi qui lui correspond. Ça ne lui suffit pas d'être mère. Peut-être que si elle avait vu l'avenir tel qu'il aurait été, elle n'aurait pas fait deux enfants... J'ai beaucoup d'amies qui, séparées, se retrouvent à avoir la charge des enfants. Elles ont dû déménager pour pouvoir payer un loyer et les faire garder quand elles travaillent. Ce sont des grandes difficultés. Ce film parle aussi aux hommes, mais je pense que ça touche particulièrement les femmes. Il n'y a qu'à regarder les familles monoparentales précaires pour constater que les femmes sont majoritairement concernées.

"Il était hors de question que je n'écoute pas mon désir d'être actrice"

"Renoncer à son ambition" : vous y avez déjà pensé ?
Laure Calamy
 : Oui, au tout début, quand je vivais encore chez mes parents. J'avais très envie de faire ce métier et je n'osais pas trop me le dire. J'ai lu Antoine Bloyé de Paul Nizan, dans lequel le personnage parle de son père, qui a sacrifié sa vie à l'ascension sociale. Avant de mourir, il se rend compte qu'il ne reste plus rien de tout ce à quoi il s'est obstiné. Il est alors décrit comme un homme sans tête et ça m'a terrifiée. Je me suis dit qu'il était hors de question que je n'écoute pas mon désir d'être actrice. Je ne voulais pas devenir la femme sans tête (rire) !

Entre Une femme du monde où vous jouez une prostituée prête à tout pour son fils, ici A Plein Temps et prochainement Annie Colère, sur le Mouvement pour la Libération de l'Avortement et la Contraception, vous défendez des rôles de battantes. Vous les cherchez, ces personnages-là ?
Laure Calamy
 : Ces films ont des choses en commun parce qu'ils sont politiques. Je ne cherche pas la morale quand je joue, je suis amorale. Je travaille avec des gens qui posent un regard politique par leur manière de raconter ces histoires et à travers ces personnages. Pour ce film, j'ai dit à Eric Gravel que c'était très important pour moi de ne pas être à charge sur les grèves des transports. On est sur un fil, je voulais être sûre que les gens ne s'emparent pas de ce sujet en l'interprétant de travers. Je trouve ça très beau que ce personnage soit dans sa solitude, mais qu'il y ait autour d'elle comme un appel puissant du collectif. Même si ça change et que des grèves éclatent, ce sont des métiers qui ne sont pas forcément représentés, au cinéma ou dans la société.

Laure Calamy dans "A Plein Temps" © Haut et Court

Qu'est-ce qui vous révolte ?
Laure Calamy 
: J'entendais ce matin à la radio des jeunes qui bossent pour des plateformes de livraison de repas raconter comment ils sont mal notés sur l'application s'ils veulent prendre un week-end. C'est insupportable. On a renoncé à des droits fondamentaux dans le travail. Je me souviens quand en 1995, Raymond Barre parlait de "privilèges" à propos des fonctionnaires... C'était pourtant ceux qui conservaient des droits dont on pouvait être fiers en France. Il y a une manipulation des mots. Ce ne sont pas eux qui ont des "privilèges", mais plutôt les grands patrons! A force de raboter sur tout, on a cassé ce modèle et perdu nos références. Heureusement, des gens se révoltent, se syndiquent pour avoir un minimum de droits. Mais alors l'auto-entrepreneuriat... auto-enculage oui !

À Plein Temps sort à un moment où l'emprise du travail, du quotidien sur nos vies a été remise en cause par la pandémie. Avez-vous ressenti cette urgence ?
Laure Calamy 
: Pas trop parce que je fais un métier que j'aime. Certaines de ces personnes n'aimaient pas leur métier, d'autres, comme les soignants n'avaient pas les moyens de bien travailler. On peut être violenté dans la manière dont on fait son métier. Il y a aussi des gens qui ont cherché du sens et je trouve ça génial. Moi je n'ai pas à me plaindre, surtout avec tout ce qui m'arrive en ce moment. Je travaille comme je l'entends.

Qu'est-ce qui vous anime dans votre profession ?
Laure Calamy 
: Je n'ai pas envie de faire des films uniquement politiques ou sociaux. J'aime aussi le cinéma métaphorique, irréaliste, absurde. Toutes les lectures m'intéressent. C'est politique à partir du moment où on sort de l'air du temps, en déployant une grammaire de cinéma qu'on n'a pas l'habitude de voir. Tout ce qui m'intéresse est de servir un univers fort. Evidemment, ça fait plaisir quand les films ont du succès, mais quand bien même le film ne serait vu que par une seule personne, si elle est touchée, ça m'intéresse... même si ça plaira moins aux financeurs (rire). Bouleverser quelqu'un, le faire se déplacer dans sa vision des choses, c'est ce que je cherche, puisque c'est ce que provoque l'art chez moi.