Juliette Binoche : "Quand on prend de l'âge, on devient aussi invisible"

Avec "Ouistreham", Juliette Binoche s'efface derrière le rôle de Marianne Winckler, écrivaine en immersion auprès des agents d'entretien précaires de Caen. L'actrice prolifique a bataillé pour que le livre de Florence Aubenas devienne un film, poussée par la nécessité de mettre en lumière ces invisibles du quotidien. Interview avec une comédienne à l'investissement sans pareil.

Juliette Binoche : "Quand on prend de l'âge, on devient aussi invisible"
© Juliette Binoche à l'avant-première de Ouistreham, 6 janvier 2022, Paris / Marechal Aurore/ABACA

Juliette Binoche est une femme de convictions, une actrice prête à tout pour voir une histoire qui lui tient à cœur prendre vie sur grand écran. Si le livre autobiographique et documentaire Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas est devenu un long-métrage réalisé par Emmanuel Carrère, au cinéma le 12 janvier, c'est parce que la comédienne s'est battu pour. L'actrice est parvenue à convaincre la journaliste de céder ses droits. Le résultat est un film où Juliette Binoche donne de sa personne auprès d'actrices non professionnelles, elles-mêmes travailleuses précaires en lutte quotidienne avec des horaires impossibles et un manque de reconnaissance déshumanisant.  Elle incarne Marianne Winckler, écrivaine à succès en infiltration avec les agents d'entretien des ferrys qui relient l'Angleterre. La comédienne est magnifique de naturel, de force et d'engagement dans ce drame social librement adapté de l'expérience de la reporter. Juliette Binoche a laissé de côté le masque de superstar pour se donner entièrement à ses partenaires de jeu. Alors qu'elle tourne avec les plus grands, qu'elle revient de plusieurs mois aux Etats-Unis où elle a enchaîné les projets, l'actrice que Hollywood nous envie apparaît plus déterminée que jamais à revaloriser l'humain.

Vous avez œuvré pour que Ouistreham voit le jour. Qu'est-ce qui vous tenait tant à cœur dans cette histoire ?
Juliette Binoche
: En lisant le livre, je me suis dit qu'il fallait essayer de convaincre Florence Aubenas de faire un film de cette expérience. Son livre parle d'une femme qui fait des rencontres, qui découvre les horaires très tôt le matin, très tard le soir, le fait de courir de droite à gauche, d'avoir du mal à finir ses semaines… et qui fait à la fois connaissance avec quelque chose de plus fort que le copinage : ce sentiment d'appartenir à une famille unie dans la survie. Je trouve que c'est un sujet important actuellement. Nous sommes à l'orée d'un grand changement de société, avec les enjeux climatiques notamment. Une solidarité doit fleurir. Il faut rappeler aux gens qu'inclure quelqu'un d'invisible, c'est avoir plus de conscience de nos faits et gestes. Regarder l'autre, poser une question, créer un lien humain évite la déshumanisation des relations, imposée par nos rythmes et nos habitudes. C'est important de se rappeler qu'on n'est pas tout seul. Ce film avait lieu d'être.

Même s'il y a des hommes, le film se concentre d'avantage sur le sort des femmes…
Juliette Binoche : On montre les histoires communes à nos sociétés de ces femmes sans diplôme, qui viennent de divorcer ou qui se font quitter après avoir élevé leurs enfant. Tout d'à coup, elles doivent retourner la situation parce que la société ne les protège pas.

Hélène Lambert et Juliette Binoche dans "Ouistreham" © Christine Tamalet / Memento Distribution

Ouistreham pointe du doigt l'invisibilisation de ces femmes de l'ombre. Avez-vous déjà vécu une forme de manque de reconnaissance ?
Juliette Binoche
: C'est difficile, parce qu'en tant qu'actrice, j'ai été reconnue dans mon travail. Il y a évidemment des choses qui ne se savent pas, mais la vraie satisfaction de reconnaissance, c'est de savoir qu'on a donné le meilleur de soi. Cela remet en question les reconnaissances extérieures dont on croit avoir besoin. Les vrais besoins de reconnaissance appartiennent à l'enfance, quand on n'a pas été vu par ses parents. Il faut du temps avant de l'accepter, de dépasser ce besoin là, d'être guéri. Le cheminement peut s'exprimer de différentes façons, en voulant tout le temps être aimé, en faisant tout pour être bon élève, ou à l'inverse en étant un cancre pour se faire remarquer. Quand on parle des métiers non reconnus par la société, c'est en fait que beaucoup de gens n'ont pas la conscience des autres. Ce sont des métiers d'humilité, qui peuvent paraître durs de l'extérieur, mais que des personnes sont très heureuses d'exercer. C'est leur façon de pouvoir exprimer leur amour, leur engagement dans quelque chose de plus important qu'eux-mêmes. C'est presque du travail d'abnégation, qui exprime l'importance de l'autre. C'est un autre niveau de conscience.

"La vraie satisfaction de reconnaissance, c'est de savoir qu'on a donné le meilleur de soi"

Comme votre personnage, avez-vous eu besoin de vous faire toute petite pour intégrer ce milieu, pour laisser de la place à vos partenaires à l'écran ?
Juliette Binoche : La partie qui est le plus restée en moi, c'est le passage du livre sur les invisibles. On fait rarement, surtout en tant qu'acteur, l'expérience de cette invisibilité. Avec les masques, ça change un peu. Ce sont des sortes de vacances. A la fois, quand on commence à prendre de l'âge, on n'est plus vu de la même façon, on devient aussi invisible. C'est intéressant de se remettre en question et de le vivre pour comprendre les autres. Ici, le thème est tellement fort que l'on s'oublie soi-même. C'est la force du sujet et la force de ces filles. Je me suis mise à leur service pour les aider à être le plus à l'aise possible avec la caméra, pour qu'elles puisent dans des émotions qu'elles n'ont pas forcément l'habitude d'exprimer, qu'elles comprennent que perdre le contrôle, c'est un don d'elles. Pour Hélène, qui joue Christelle le rôle principal, c'était une épreuve. Emmanuel Carrère avait peur qu'elle puisse en avoir marre et quitter le tournage. Je n'ai jamais eu cette peur. J'étais avec elle, déterminée à l'aider et à la soutenir dans toutes les situations. J'ai compris que si elle faisait la tête, il fallait la laisser tranquille pour qu'elle ait le droit de se préparer. D'une manière générale, ça s'est passé d'une façon harmonieuse, joyeuse. Toutes ces filles ensemble, c'est une sorte de concert rythmé par la rigolade !

Qu'avez-vous appris auprès de ces femmes ?
Juliette Binoche
: Elles disent ce qu'elles pensent et ce qu'elles ressentent. C'est ce qui m'a le plus touchée. Elles sont vraies et c'est la plus belle qualité humaine. Il y a une liberté dans leur parole et leurs sentiments. J'ai aimé vivre ça avec elles.