Léa Seydoux : "La modernité m'angoisse terriblement"

Dans "The French Dispatch" de Wes Anderson, en salles le 27 octobre, Léa Seydoux prête ses traits à Simone, muse et matonne de Benicio del Toro, lui-même Moses Rosenthaler, artiste peintre et prisonnier. L'actrice plurielle, aussi énigmatique que demandée, nous a accordé une interview rare sur son rapport au monde et au regard des cinéastes. Entretien.

Léa Seydoux : "La modernité m'angoisse terriblement"
© Laurent Vu/SIPA

"Hop", "et d'un coup blaff !", claquement de doigts. Léa Seydoux joint les bruitages à la parole quand elle s'exprime. L'actrice a beau avoir en horreur le numérique, elle apparaît rieuse, sincère et à l'aise sur la fenêtre Zoom qui nous relie. La Française est à Londres pour promouvoir The French Dispatch de l'Américain Wes Anderson, tourné à Angoulême. Cherchez l'erreur... Coupe à la garçonne, voix de velours et dents du bonheur derrière un sourire franc, la comédienne la plus sollicitée de l'Hexagone semble l'exact opposée de Simone, gardienne de prison stricte et peu loquace tirée de l'excursion onirique du réalisateur de The Grand Budapest Hotel.
Cette "expédition française" est une lettre d'amour dédiée au New Yorker et à notre chère nation, écrite au crayons pastels. Elle se parcourt comme les rubriques d'un magazine basé à Ennui-sur-Blasé, ville fictive d'une France transformée en pays imaginaire par Anderson. Léa Seydoux s'offre donc la colonne des arts, avec Benicio del Toro, Adrien Brody, Tilda Swinton et Denis Ménochet. Le reste du casting semble lui aussi tiré d'un rêve : Bill Murray, Timothée Chalamet, Lyna Khoudry, Owen Wilson, Cécile de France, Mathieu Amalric, Christoph Waltz, Edward Norton... et encore une dizaine d'autres têtes d'affiche tout aussi prestigieuses.
Pour la révélation de La Vie d'Adèle, ce rôle de muse est une escale au milieu d'un voyage cinématographique sans limite. Aussi à l'aise dans les films d'auteurs (France de Bruno Dumont récemment) que dans les superproductions (le dernier James Bond Mourir peut attendre), celle qui avait 4 films en compétition à Cannes cette année semble s'amuser de ses échappées audacieuses sur grand écran. C'est peut-être pour cela qu'elle finit ses phrases par un petit rire, quand elle parle de se soumettre, ou pas, au fantasme des réalisateurs, de son goût pour les extrêmes et de notre monde terrifiant à ses yeux. Interview.

Après L'Ile aux Chiens, qu'est-ce qui vous a convaincue de réitérer l'expérience Wes Anderson ?
Léa Seydoux : C'est difficile de refuser quoi que ce soit à Wes parce que c'est jouissif de travailler avec lui. C'est une aventure plus que simplement jouer un rôle. Comme il réalise des films choraux, le tournage s'imprègne d'un esprit troupe de théâtre et cette dimension est très agréable. C'est comme une famille, on est les uns avec les autres, sans hiérarchie, avec la possibilité d'échanger vraiment entre nous. Ce qui n'est pas le cas pour tous les films, surtout les productions américaines où parfois les acteurs sont un peu dans leur coin. Wes adore la culture française, il est cultivé, raffiné, c'est très plaisant d'être avec lui. Ses films sont des comédies drôles, burlesques et avec une vraie profondeur. Ce qui rend le processus de création très intéressant. Tout est sublime, des décors, aux costumes. C'est grisant d'en faire partie.

"J'offre ma nudité, mais je suis toujours maître de ce que je donne"

Dès sa première scène, Simone apparaît nue, intime, avant d'enfiler son uniforme et de présenter son personnage social. C'est un contrepied qui vous a intéressée ?
Léa Seydoux : J'adore les extrêmes. La première scène où il la peint est géniale. Elle est à poil et ensuite hop !, ils ressortent chacun de leur paravent, lui a sa camisole de force et elle son uniforme. On découvre alors le tableau et cette peinture complètement abstraite. Elle offre sa nudité et d'un coup, elle se barricade dans son costume. C'est la même chose avec ses émotions. On sent une grande fragilité en elle et à la fois, quelque chose de très dur. J'adore ses nuances et ses paradoxes, qui créent un personnage assez riche. C'est un truc que j'aime dans le cinéma en général et c'est quelque chose que je peux avoir dans le jeu. Comme actrice, j'adore ces contrastes entre une grande retenue et l'abandon total. Je pense que c'est ce qui caractérise un peu mon jeu, même si j'espère que ce n'est pas prétentieux de dire ça !

Simone est une muse. Elle est d'abord un objet à contempler, mais on se rend vite compte que c'est elle qui a le contrôle...
Léa Seydoux
: Exactement ! C'est ce que j'aime chez elle. Simone est un objet de désir, regardée, idéalisée et sublimée par un homme, donc elle est vue selon sa perspective à lui et tout d'un coup, grâce à son uniforme, on sent que c'est elle qui domine. Dans sa nudité aussi d'ailleurs. C'est son choix de s'offrir comme ça. Au final, elle n'est à aucun moment objectifiée, ni par Moses Rosenthaler, ni par Wes Anderson, qui en fait un personnage puissant, beaucoup plus fort au final que celui de Benicio del Toro, un gros nounours pleurnichard.

Léa Seydoux dans "The French Dispatch" © The Walt Disney Company France

Qu'est-ce qui vous plaît, en tant que comédienne, dans l'idée de vous mettre au service d'un artiste ?
Léa Seydoux : Je ne sais pas si je peux dire que je me soumets au regard d'un metteur en scène. Je suis un peu comme Simone. J'offre ma nudité, ma féminité aussi, mais je suis toujours maître de ce que je donne. Je n'ai jamais eu le sentiment qu'on me dérobait quoi que ce soit. À partir du moment où je fais quelque chose, c'est un choix de ma part. Evidemment, j'ai pu vivre des expériences compliquées en faisant des films, mais je n'ai pas l'impression de me soumettre aux fantasmes de l'autre. Je crois être assez active dans mon interprétation et avoir ma propre subjectivité. Je transmets quelque chose au public au delà de la vision du réalisateur. Mon jeu est le lien que je peux avoir avec lui, mais aussi avec une audience.

Vous pouvez être à l'affiche d'un blockbuster comme James Bond, apparaître chez Wes Anderson et tourner pour le cinéma d'auteur de Mia Hansel-Løve ou d'horreur de David Cronenberg... D'où vous vient cette nécessité de goûter à tout ?
Léa Seydoux : Tous ces films me correspondent d'une certaine façon. Depuis que je suis enfant, mon instinct de survie a développé ma capacité d'adaptation et je dirais que c'est cette dernière qui me permet de changer de registre.

Faut-il se connaître parfaitement pour aller dans tous ses endroits ou bien se laisser aller à une forme de lâcher prise ?
Léa Seydoux : Est-ce que quelqu'un se connaît parfaitement ? Est-ce intéressant de se connaître ? Je ne sais pas... Non, je pense qu'il faut avoir de la générosité et de l'empathie pour être acteur. Si on n'en n'a pas, on ne peut pas jouer.

" Je ne regarde pas la télévision, je ne lis pas les journaux, je n'ai pas d'application sur mon téléphone"

Quel est le point commun entre tous les personnages que vous avez incarnés ? Et ceux que vous aimeriez jouer ?
Léa Seydoux
: Je ne sais pas pour ceux que j'ai envie d'incarner, parce que ça dépend de l'écriture d'un metteur en scène ou d'un rôle. Je n'ai pas d'idée préconçue. Pour ceux que j'ai joués, le point commun c'est moi (sourire). On joue toujours une version de soi-même, donc d'une certaine façon, tous mes personnages me ressemblent et ensuite je force le trait sur certaines choses. A cela s'ajoutent les conditions: le contexte social, la langue, le réalisateur... mais le fond du fond reste inchangé et le fond du fond, c'est un cœur qui bat dans un corps de femme (rire) !

The French Dispatch offre une vision poétique de la France. Où trouvez-vous de la poésie dans le monde qui vous entoure ?
Léa Seydoux : C'est très, très dur de trouver de la poésie dans le monde d'aujourd'hui. C'est pour cela que je ne regarde pas la télévision, que je ne lis pas les journaux, que je n'ai pas d'application sur mon téléphone, ni Instagram, ni Twitter, ni Facebook. J'écoute la radio, j'aime ça. J'ai besoin de me protéger du monde parce que je le trouve effrayant. J'en ai une vision très pessimiste, toute cette modernité m'angoisse terriblement. Le fait qu'on soit complètement aliénés par ce monde digital, qui a pris une place plus importante que le monde réel, est flippant, alors j'essaie de rester en contact avec les gens.

Le cinéma vous y aide ?
Léa Seydoux : Le cinéma, c'est une forme d'expression, c'est de la pensée, une façon de questionner le monde au même titre que la peinture, la littérature ou la musique. C'est une matière qui fait réfléchir. L'art offre plus de questions que de réponses et cette forme d'abstraction, parce qu'il a toujours une dimension abstraite, est nécessaire à l'imagination. Pour moi, c'est assez fondamental. L'art peut aussi permettre de s'ennuyer. On peut s'ennuyer devant une peinture (rire), mais cet ennui-là, je le trouve merveilleux, indispensable. On n'est pas dans une satisfaction immédiate du désir, on n'est pas lobotomisés. On peut avoir sa propre subjectivité, se laisser aller à la mélancolie même, ce qui est une bonne chose.