AFTER LOVE : Aleem Khan nous fait naviguer entre deux vies
Aleem Khan nous parle de ce qui se casse en nous quand les trahisons émergent, dans "After Love", en salles le 29 septembre. Le réalisateur anglais filme avec pudeur une histoire aux sentiments violents. Les convictions de Mary s'effondrent alors que son cœur est brisé par la mort récente de son époux. Ahmed lui cachait toute une vie et la voilà maintenant obligée de composer avec cette révélation en plus de son chagrin. Interview avec l'homme derrière ce flot d'émotions.
Aleem Khan est l'esprit sensible à l'origine d'After Love, au cinéma le 29 septembre. Pour son premier film, le jeune Anglais est parvenu à raconter avec intimité et retenue une histoire de sentiments complexes. À la mort de son époux Ahmed, Mary (Joanna Scanlan) comprend qu'il cachait une seconde vie sur l'autre rive de la Manche, en France. Débarquée à Calais, elle se retrouve face à Geneviève (Nathalie Richard) et son fils Solomon (Talid Ariss). S'en suit une quête personnelle pour cette musulmane convertie, confrontée à cet énorme secret qui remet sa vie en cause. Avec ce drame fin et en rien mélo, le réalisateur évite les clichés de la rivalité féminine et de la vengeance mal placée. Il pousse plutôt le curseur vers la réflexion autour des mensonges, de l'identité et des fantasmes projetés sur l'autre. Interview.
Quel a été le point de départ d'After Love ?
Aleem Khan : Il y en a eu plusieurs. L'un d'eux était l'exploration de la dualité. Je voulais comprendre comment on peut tous être pluriels, porter différents masques, et aborder cette question dans le cadre d'un long mariage. Quelles sont les répercussions de la mort et de la révélation d'un secret sur les personnages ? Pas seulement dans leurs interactions, mais dans leur for intérieur. J'ai toujours été très intéressé par l'idée que l'on puisse vivre toute une vie avec une personne, être heureuse avec elle, sans jamais pouvoir la connaître vraiment. L'autre point de départ, c'était ma mère. Comme Mary, c'est une musulmane blanche et convertie. Sa présence est très forte. L'histoire d'After Love n'est pas autobiographique, mais Mary est inspirée d'elle et de ses multiples couches. Ma mère a servi de squelette à ce personnage, même si elle n'a pas le même parcours.
Comment avez-vous trouvé la bonne distance entre les éléments personnels et la fiction ?
Aleem Khan : Ahmed n'est pas inspiré de mon père par exemple, ce n'est pas une référence. C'est ce qui me plaît dans le cinéma. Parfois, il nous est difficile de trouver une voie en nous pour comprendre nos traumatismes. Les films nous donnent le cadre nécessaire pour exprimer ces sentiments nébuleux. Si le film m'est très personnel, il a été réfléchi pour pouvoir être partagé. J'espère que le public pourra s'identifier et trouver son propre attachement, son interprétation de l'histoire. Je veux que les spectateurs le regardent et pensent aux secrets qu'ils cachent dans leurs relations, aux mensonges qu'ils se racontent. C'est un film dans lequel j'ai mis une certaine distance. Les moments silencieux expriment les grandes idées. C'est là où se trouve l'universalité.
Qui sont Mary et Geneviève ?
Aleem Khan : Mary et Geneviève sont un miroir l'une pour l'autre. Je voulais présenter ces deux femmes comme étant très différentes en surface : par leur physique, leur âge et leurs caractéristiques. Mary porte le hijab, Geneviève s'habille à l'occidentale. Il y avait cette volonté d'interroger la manière dont on juge ces femmes en étant très superficiels. Quand on les comprend, on réalise qu'elles sont en train de s'effondrer, qu'elles font toutes les deux des compromis, qu'elles essaient de requalibrer leur identité. Elles ont en fait beaucoup en commun. Et bien sûr, il y a Ahmed entre elles. J'aime cette idée de Mary qui repasse ses chemises le matin quand il part pour Calais et de Geneviève qui les lave le soir. Je montre qu'elles ont partagé cet homme à travers ses objets pendant des années. C'est comme si elles s'étaient touchées sans se toucher, qu'elles avaient partagé une vie d'une certaine manière. C'est la même chose avec le fait que seule la Manche les sépare. C'est très puissant d'imaginer Mary sur la falaise de Douvres, regarder vers Calais sans voir Geneviève, mais en sachant qu'elle est en face. Je voulais les lier par l'humanité et éviter de les mettre en scène en train de se battre, de devenir folles... On peut comprendre qu'elles sont en colère, mais il fallait que ce soit plus élégant, plus fidèle à la vraie vie. Il fallait que le public se regarde en train de juger ces deux femmes et qu'il s'aperçoive qu'elles sont les mêmes, qu'elles luttent toutes les deux.
"Les gens qui nous blessent ont aussi la capacité de vous guérir"
Solomon, le fils de Geneviève, crée un lien indéfinissable entre elles...
Aleem Khan : La famille peut être un sacré désordre. C'était intentionnel de présenter une famille sous une perspective différente. Pour Mary, le fils de Geneviève sert de lien avec le mari qui vient de mourir, mais aussi avec l'enfant qu'elle n'a plus. Solomon ressemble à Ahmed jeune, quand ils se sont rencontrés. Quand elle voit ce garçon, c'est comme si elle voyait plusieurs personnes qu'elle a perdues : le mari, la version jeune de celui-ci, son propre enfant décédé. Il devient l'ancre qui la retient dans cet environnement et qui la pousse à continuer de mentir, de trahir. Solomon est la force qui garde Mary et Geneviève dans le même orbite. Il y a aussi une ironie dans ces personnages : alors qu'il se trompent mutuellement, tous leurs besoins se complètent. Cela est possible grâce à la mort d'Ahmed et à la découverte de la trahison. C'est un parallèle avec la vie. Parfois, les choses dont vous avez envie sont pile devant vous ou vous parviennent à travers la douleur. Les gens qui vous blessent ont aussi la capacité de vous guérir.
Comment avez-vous casté Joanna Scanlan et Nathalie Richard ?
Aleem Khan : Joanna m'a été conseillée par une grande directrice de casting en Angleterre. J'avais vu quelques-unes de ses participations au cinéma et à la télévision, mais ce qui m'excitait le plus, c'était qu'elle ressemblait physiquement à ma mère, tout en étant très différente d'elle dans la vie. Avoir ce mélange m'emballait énormément. Joanna est parfaite en Mary parce qu'elle apporte sa propre énergie. C'est un film avec peu de mots, alors j'avais besoin d'une actrice capable de faire passer beaucoup d'émotions juste à travers ses yeux ou ses mouvements et elle a justement un visage très expressif. Quand j'ai rencontré Nathalie, j'ai eu le sentiment de déjà la connaître. J'étais au courant de son parcours dans le cinéma français et je savais qu'elle était très prolifique au théâtre. J'étais heureux d'avoir l'opportunité de travailler avec elle pour son intelligence et son expérience. Elle a été incroyablement respectueuse, emphatique et ouverte à l'idée de me suivre dans cette aventure. J'ai senti qu'elle me soutenait. C'est une comédienne et une personne formidable.
Comment vivez-vous la sortie de ce film qui vous est si personnel ?
Aleem Khan : C'est très satisfaisant de le remettre aux mains du public. Il n'est plus à moi. J'en ai été responsable jusqu'à un certain point, mais le moment est arrivé de le confier aux spectateurs pour qu'ils se l'approprient. C'est assez plaisant de le partager, parce que ça me retire un stress. L'histoire et l'expérience sont enfin libérées. Comme c'est mon premier film, c'est aussi très excitant de marcher dans la rue et de voir les affiches ! Je veux faire des films depuis que je suis petit et me voilà à Paris face à des posters d'After Love. C'est d'autant plus particulier que le film se passe pour la majeure partie en France. Cela me rappelle que l'histoire est plus grande que moi et que le travail fourni est plus important que ma personne.
"Je suis devenu réalisateur pour avoir la possibilité de m'exprimer"
Qu'est-ce qui vous a donné envie de faire des films ?
Aleem Khan : Je pense que ça vient de mon père. Il n'est pas cinéaste, mais quand nous étions petits, il passait son temps à nous filmer avec sa caméra VHS. Une fois adolescent, j'embarquais à mon tour une petite caméra partout, jusqu'à l'école. J'avais besoin de documenter ma vie, de capturer des choses. Les graines ont été plantées là. Quand je suis allé en école de cinéma, certains films ont complètement chamboulé ma vision du monde. J'ai réalisé que le cinéma était un acte politique en plus d'être personnel. Il y a une vraie communication, qui me fait revenir à l'importance de trouver un moyen de révéler les choses enfouies. Je suis devenu réalisateur pour avoir la possibilité de m'exprimer.
Quels films ont nourri votre vision artistique ?
Aleem Khan : Plus que des films, j'ai été modelé par l'art et par un peu tout à vrai dire ! J'ai toujours été très attiré par le cinéma d'art et d'essai européen. Il y a un rythme différent, qui respecte l'histoire et autorise le personnage à s'asseoir dans l'espace. C'est quelque chose que je veux dans mes propres films, que mes personnages puissent vivre. Dans After Love, on voit beaucoup Mary cuisiner, faire du thé, prier. C'est rare au cinéma. Trop souvent, on voit les musulmans dire une ligne de prière avant de couper la scène, juste pour que l'on comprenne qu'ils sont musulmans. On ne nous laisse pas se mettre dans leur peau. Et on ne se retrouve jamais face à des femmes comme Mary, qui pratiquent l'Islam comme elle, qui sont corpulente comme elle. Encore moins au centre de l'histoire. J'ai voulu offrir une visibilité à ces personnes parce que c'est ce que moi j'ai vu toute ma vie. J'ai aussi souhaité rendre de la dignité aux rituels du quotidien, parce qu'à mes yeux, ils disent beaucoup de ceux que nous sommes. Nous nous révélons dans ces moments-là, quand on fait cuire un steak ou que l'on s'habille, pendant que notre corps est en auto-pilote et notre esprits ailleurs. C'est ce que j'essaie de capturer dans After Love. Des personnages qui se montrent sous une autre lumière, la révélation de soi offerte par les moments tranquilles.