Les Intranquilles : Joachim Lafosse, roi du délitement

En 8 longs-métrages, Joachim Lafosse s'est mondialement imposé avec une brillante filmographie du quotidien et de l'intime. Sa 9e réalisation, "Les Intranquilles", en salles le 29 septembre, met en scène un couple (Damien Bonnard et Leïla Bekhti) à l'épreuve de la bipolarité de l'homme. Pour le Journal des Femmes, le cinéaste belge revient sur plusieurs facettes de ce drame poignant inspiré de sa propre histoire familiale.

Les Intranquilles : Joachim Lafosse, roi du délitement
© LAURENT VU/PARIENTE JEAN-PHILIPPE/SIPA

Les Intranquilles : une histoire personnelle, inspirée du père de Joachim Lafosse

C'est un film pour lequel j'ai beaucoup d'affection parce que c'est la première fois que j'aborde mon enfance. Il m'a fallu du temps pour comprendre ce que mes parents m'ont laissé. Mes deux personnages luttent pour la même chose : leur droit à une singularité. Leïla se rend compte qu'elle s'est oubliée pour être une infirmière et Damien réalise qu'il ne veut pas être qu'un malade. C'est justement la leçon laissée par mes parents: ne pas céder sur cette possibilité d'être singulier.
Enfant, quand ma mère m'a dit qu'elle et mon père allaient se séparer, malgré l'amour, car la maladie était trop dure, ça a été difficile. Beaucoup d'années ont été nécessaires pour que je m'arrange avec ces mots. Jeune adulte, j'étais toujours en colère, même si j'étais quand même bien placé pour comprendre ma mère, car témoin de ses difficultés.
Faire ce film m'a en tout cas permis de discuter davantage avec mon père, sur son existence et sur la façon dont il a réussi à ne plus être hospitalisé depuis 30 ans, à ne plus prendre son traitement et à accueillir une partie de l'intranquillité qui l'habite. J'en suis fier et je suis admiratif du photographe qu'il a été. Il m'a transmis cette nécessité d'être vigilant. Quand j'ai commencé la psychanalyse à 19 ans, je me suis effondré en 15 minutes à la première séance. Je craignais de découvrir que j'étais bipolaire parce que ma grand-mère et mon père l'ont été… Ma chance, c'est d'avoir eu des parents qui m'ont autorisé à essayer de vivre comme je suis. Sans m'étouffer.

Damien Bonnard et Leïla Bekhti, l'osmose artistique dans Les Intranquilles

Damien Bonnard m'a rassuré. Il a remonté ses manches pour s'engager avec moi et ça m'a apaisé. Quand un acteur vous dit "Je vais aller travailler deux mois à Sainte-Anne, retrouver la peinture (il a fait les Beaux-Arts, ndlr), faire de la boxe, lire tout ce qu'il faut, écouter et donner mon avis, m'appeler Damien dans le film…", ça permet à la fois de sauter le pas et de ne pas être tout seul. Il ne s'agissait plus uniquement de moi. Leïla Bekhti aimait que son personnage tente le coup et choisisse de rester avec son mari quand tout le monde aurait fui. Au départ, ils n'étaient pas pressentis pour les rôles en question…
Aujourd'hui, je peux dire que ça ne pouvait être personne d'autre qu'eux. Le décor était terminé 15 jours avant le début du tournage. On a ainsi pu répéter avant. Resnais opérait comme ça. Je ne ferai plus jamais autrement car on a pu continuer à écrire le film ensemble. Je n'étais pas certain de la fin et Leïla et Damien ont été mes alliés pour ça. Le dernier jour, je leur ai demandé ce qui allait advenir des personnages. Et ce sont eux qui ont écrit la scène. On a appliqué les procédures sanitaires de manière quasi militaire. Le climat était magnifique. Les techniciens et collaborateurs avaient ce désir incroyable de travailler. Et ils étaient bouleversés par ce que les acteurs disaient, faisaient, jouaient. Et c'était logique d'inclure la Covid dans l'intrigue car c'est une réalité et qu'il faut s'y faire. Les psychiatres m'ont aussi dit qu'au moment du confinement, ça a été particulièrement dur pour beaucoup de famille ayant des membres souffrant de problèmes psychotiques.

Damien Bonnard, Leïla Bekhti et Gabriel Merz Chammah dans "Les Intranquilles". © Les Films du Losange

Les Intranquilles de Joachim Lafosse : de l'incarnation et de la chair 

Le film interroge les limites de l'engagement amoureux. Je me suis rendu compte qu'il n'y a pas de soin s'il y a du sacrifice. Parce que s'il y a du sacrifice, il y a de la dette, toujours. C'est important. Il ne faut pas s'oublier. Au fond, Leïla est autant responsable de cette situation que Damien. Beaucoup de psychiatres et de spécialistes disent que la perte de quelque chose mène à la crise. Il y a nécessité de sortir de la fusion, de faire exister les limites de l'existence.
La perte est partout dans ma filmographie. Après, on ne se soigne pas avec une œuvre. Il faut faire de la place pour le spectateur. Si j'avais réalisé ce film plus tôt, ce dont j'étais de toutes les façons incapable, j'aurais sûrement accouché d'une œuvre malade qui aurait rendu le spectateur malade. Je voulais montrer qu'on peut faire quelque chose de cette psychose et proposer un long-métrage partageable avec un public qui peut s'y projeter. Il y a une chose qu'on n'apprend pas assez aux étudiants: une œuvre d'art a deux auteurs.
Pour que l'œuvre complète prenne forme, il convient que le spectateur puisse la vivre avec toute son histoire et sa subjectivité. Et pour ça, il faut une temporalité, du rythme, du hors champ, des respirations et, surtout, mettre son vécu à la bonne place. Et c'est là qu'est le travail de l'artiste. Il faut chercher à être autre chose qu'un sujet. Une singularité, plutôt. In fine, je sais que j'ai gagné en tranquillité à accueillir mon intranquillité. Il ne faut pas la mettre de côté mais essayer de sentir. Il ne faut pas arrêter de sentir.