Julia Ducournau, Palme d'or pour TITANE : "Je sais que certains vont partir dans les 1ères minutes"

Du sang, de la chair, un choc brutal... et une Palme d'or. Espérons que vous avez digéré "Grave", parce que Julia Ducournau vous attend au tournant avec "Titane", un thriller fantastique sur une tueuse en série transcendée par le métal. Elle nous a parlé de cet alliage d'amour et de brutalité qui fait son œuvre, repartie de Cannes avec la plus haute distinction.

Julia Ducournau, Palme d'or pour TITANE : "Je sais que certains vont partir dans les 1ères minutes"
© JP PARIENTE/LAURENT VU/SIPA

Alexia est pire qu'une tête brûlée, c'est un crâne d'acier. Suite à un accident de voiture, la gamine se retrouve avec une plaque en titane vissée dans la tempe. Sa métamorphose est en route. Silencieuse, mais pas rancunière, la voici deux décennies plus tard à rouler des mécaniques sur des carrosses en tôle. Elle danse dans des salons automobiles, la ferraille la prend au corps. Aussi froide que le métal qui l'habite, elle plante quiconque la désire ou la dérange. La psychopathe incarnée par Agathe Rousselle poursuit sa mutation sous les yeux du spectateur captivé qui ne comprend pas bien quel virage le film vient d'amorcer. Jusqu'à croiser le chemin de Vincent (Vincent Lindon), pompier sous stéroïdes aussi esquinté par la vie qu'elle.
Titane, au cinéma le 14 juillet, décroche la Palme d'or du Festival de Cannes et propulse sa créatrice dans l'histoire. Vingt-huit ans après Jane Campion pour La Leçon de Piano, Julia Ducournau devient la seconde femme à recevoir le graal du 7e art.

La réalisatrice y poursuit son exploration du corps humain, continue de déchirer cette matière première, la blesser, l'abîmer, l'arracher dans des plans gores, percutants, parfois très drôles.
Partout, le film brouille les pistes, explose les limites. Emancipation du féminin, désintégration de la mère, de la sainte et de la putain, jusqu'à dilapidation du féminin et du masculin ? Film de genre autour de deux cabossés, conte cyberpunk sur une héroïne inhumaine ? La cinéaste préfère ne pas répondre, laissant au public le choix de voir dans son Titane le reflet qui lui convient.
Rencontre avec une orfèvre de la mise en scène, capable de transformer le métal froid en or brûlant.

© Carole Bethuel - Diaphana Distribution

Titane semble s'inscrire dans la continuité de Junior, votre court-métrage, et de Grave, votre premier long-métrage. Quelle est l'idée originelle du film ?
Julia Ducournau : J'aime bien que vous parliez de continuité. J'essaie de ne pas voir mes films comme des épiphénomènes qui ne ressembleraient pas au prochain. Il y a un geste continu, une parenté entre eux. Plein de détails de décors, d'accessoires, de costumes, de prénoms se retrouvent dans mes trois réalisations. Après Grave, j'ai eu envie de développer l'idée d'amour inconditionnel qui lie Justine et Adrien, mais qui reste périphérique au sujet du film. Je voulais mettre au centre de Titane des personnages qui s'aiment en dépit de tout, qui forment une sorte d'absolu. C'est une sensation tellement viscérale que j'ai beaucoup de mal à parler d'amour. C'était là mon plus gros challenge. L'énergie de départ était donc d'aller plus loin dans cette conception d'un amour hors de tout déterminisme, qui mélange tout, un amour qui fait qu'on aime l'autre parce que c'est lui ou elle et c'est tout. Sans aucune raison supplémentaire.

"Quand on ne peut pas s'identifier à un personnage, être avec lui c'est ressentir sa douleur physique"

Vous parlez d'amour à travers une tueuse en série mutique, hyper-violente. Comment crée-t-on de l'empathie pour un tel personnage ?
Julia Ducournau : Par le corps. C'est pour cela qu'il n'y a pas beaucoup de dialogues. Tant que l'image et les corps parlent, je n'ai pas besoin des mots. Alexia est totalement en dehors de l'humanité, elle n'en veut pas, ça la révulse. Pour moi, quand on ne peut pas s'identifier à un personnage psychologiquement ou moralement, le seul moyen d'être avec lui c'est de ressentir sa douleur physique. Cela crée un lien, comme un cordon ombilical entre Alexia et le spectateur. On continue à la suivre en dépit de toute morale et de tout jugement. C'est elle qui nous amène au personnage de Vincent, avec qui l'émotion prend le relai.

C'est aussi au départ une héroïne très sexualisée, qui préfère le contact du métal à celui des hommes. Elle n'a pas besoin d'eux pour jouir…
Julia Ducournau : Alexia n'a besoin de personne. Ce n'est pas un propos sur les hommes. Elle aurait pu avoir une histoire d'amour avec Justine, qui est une jeune femme, mais non. Elle n'a aucun désir d'humanité. Elle n'est que pulsion de mort. Ce n'est qu'au contact du métal qu'elle peut ressentir quelque chose.

Agathe Rousselle dans "Titane" © Carole Bethuel - Diaphana Distribution

Ce métal, elle l'a dans la peau. Dans Le manifeste Cyborg, Donna Haraway voit le cyborg comme un moyen d'échapper aux codes du genre. L'humain devient machine pour reprendre le contrôle de son corps. Quel a été l'impact de cette œuvre sur votre film ?
Julia Ducournau : C'est hyper drôle parce que je ne l'ai pas lu ! Je jure que je n'avais pas du tout conscience de ce que représentait la figure cyborg dans l'univers queer. Mon film est queer sans que j'y pense. Pour moi, et c'est peut-être ce qu'il y a derrière ce manifeste, le côté hybride humaine-machine d'Alexia rentre dans le sujet de la fluidité. Elle navigue entre tout finalement. Il y a une scène où elle danse sur un camion. Elle est la personne qu'elle est. On ne peut pas statuer si c'est un homme ou une femme. Pourquoi ? Parce qu'on s'en fout. Elle danse, ça calme tout le monde dans la salle et en définitive on se fiche de tout ça.

Au-delà des personnages, comment déconstruit-on le genre par l'image ?
Julia Ducournau : J'utilise un tas d'outils pour y parvenir, la lumière en fait partie. Elle aide énormément à brouiller les idées préconçues. Dans Titane, je pars sur deux gros clichés, l'un féminin, l'autre masculin : le salon automobile et la caserne de pompiers. Je les traite comme des stéréotypes dans le but de les dévoyer, de les détourner, de les détruire. C'est pour cela que c'est beaucoup plus froid du côté du féminin et beaucoup plus chaud, même très rose, du côté du masculin.

Quand on mentionne vos films, la violence est souvent le premier élément que l'on stipule alors qu'il y a bien plus derrière. Ne craignez-vous pas que cela détourne votre propos ?
Julia Ducournau : Quand je fais un début de film comme celui de Titane, je sais que des gens vont partir dans les 30 premières minutes. Chacun est libre de recevoir une œuvre comme il le souhaite et c'est tant mieux. Je ne me censure pas tant que c'est à hauteur de personnage, que c'est cohérent avec mon récit et que ce n'est pas gratuit. Si la violence de mes films est mise en exergue en permanence, je pense que c'est encore parce que je suis une femme et que c'est rare qu'on emploie la brutalité. Ce que je trouve dingue. Quand c'est Tarantino, ça titille moins.