Mia Hansel-Løve et Vicky Krieps, l'émotion sans cliché

Dans "Bergman Island", en compétition à Cannes et en salles le 14 juillet, la cinéaste Mia Hansel-Løve convoque un couple de metteurs en scène sur l'île du maître Ingmar Bergman. Les brillants Vicky Krieps et Tim Roth incarnent la difficulté d'allier processus créatif et vie amoureuse dans ce film sur la réalisation, la fragilité et la place que les femmes s'accordent face aux hommes. Conversation.

Mia Hansel-Løve et Vicky Krieps, l'émotion sans cliché
© Genin Nicolas/ABACA

"Bergman Island parle de la création au sein d'un couple et de la fragilité engendrée par ce processus chez l'héroïne du film." Voilà comment Mia Hansel-Løve résume son septième long-métrage, présenté en compétition au Festival de Cannes. Sur l'île suédoise de Fårö, habitée par le souvenir d'Ingmar Bergman, elle explore les vulnérabilités de Chris (Vicky Krieps), cinéaste en mal d'inspiration, pendant que son compagnon Tony (Tim Roth), metteur en scène à succès, carbure. Son actrice principale illumine les paysages sauvages de cette fresque tout en sensibilité.
L'étoile montante révélée dans Phantom Thread de Paul Thomas Anderson a la grâce des icônes flamande du 17e siècle, cette aura quasi-mystique que l'on reconnaît aux plus grandes actrices. A Cannes, elle tient aussi le premier rôle de Serre-moi fort de Mathieu Amalric, également en compétition. Mia Hansel-Løve et Vicky Krieps nous ont parlé de leur film, de la difficulté de se libérer de ses propres barrières et de la place véritablement accordée aux femmes dans le cinéma.

Mia, qu'est-ce qui vous a convaincue de vous tourner vers Vicky Krieps ?
Mia Hansel-Løve
: Quand Greta Gerwig a dû se désister du film, il ne s'est pas passé longtemps avant que je ne pense à Vicky. J'avais été stupéfaite par sa présence dans Phantom Thread. Elle fait partie des quelques comédiennes que j'arrive à imaginer comme des alter ego, j'ai pu me projeter de manière très évidente sur elle. Si elle ne m'avait pas dit oui, je n'aurais sûrement pas fait le film. Lorsque j'ai contacté Vicky pour la première fois, j'étais sur l'île du tournage. On s'est parlé par écrans interposés, à la fois si loin l'une de l'autre et déjà dans le décor où j'allais la filmer. C'était très fort. Sans elle c'était devenu impensable. Elle donne son âme au film.

© Les Films du Losange

Vicky, qu'est-ce qui vous a touchée dans ce projet ?
Vicky Krieps : J'ai découvert Mia très longtemps avant son appel. Avant même d'être en école de cinéma et de savoir que j'allais devenir actrice, j'ai vu Le père de mon enfant et je me souviens avoir dit à mes potes: "C'est fou, pour la première fois je vois la mise en scène." J'étais choquée d'imaginer qu'une personne ait pu prendre toutes ces décisions si justes à mes yeux. Quand j'ai reçu son mail, il ne s'est pas passé 24 secondes avant que j'accepte.

Mia, ce film semble avoir une dimension autobiographique, qu'est-ce qui vous intéresse dans l'idée de mêler réel et fiction ?
Mia Hansel-Løve
: Je ne les qualifierais pas d'autobiographiques, mais je crois que tous mes films se nourrissent de ma vie, de mes expériences personnelles, mais avec une distance, une réinvention qui est celle de la fiction. J'ai souvent évoqué la vocation, mais jamais de façon directe. C'est vrai qu'il y a quelque chose de plus frontal ici parce que c'est la première fois que je mets en scène une femme cinéaste.

Vicky, comment était-ce d'incarner une réalisatrice ?
Vicky Krieps : J'ai trouvé ça assez facile. Je ne sais pas comment les autres acteurs le ressentent, mais je me sens aussi liée à la création que celui qui écrit. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs. J'ai l'impression que même si je répète exactement les mots que l'on me donne à jouer, c'est comme si je les recréais alors j'ai trouvé ça très naturel de me mettre dans la peau d'une cinéaste.

"J'avais peur de devenir une actrice connue"

Le film évoque les blocages auquel un auteur peut faire face. Mia, quel rapport entretenez-vous avec l'écriture ?
Mia Hansel-Løve 
: Je connais le manque d'inspiration, mais c'est parfois quelque chose d'autre, une forme d'inhibition. Bergman Island parle du mystère du processus qui amène à la libération. Finalement l'héroïne, Chris, surmonte sa peur sans que le film n'explique vraiment comment. Le déclic n'est jamais spectaculaire, on n'en garde pas de trace visible. C'est un mécanisme long et intérieur.

Le syndrome de la page blanche existe-t-il pour une actrice ?
Vicky Krieps
: En tant qu'actrice, ce n'est pas du manque d'inspiration, mais un blocage face à soi-même. Je ne me laisse pas grandir, pas être. J'ai peur de ma propre force, peur d'être vue, d'être interpellée pour ce que j'ai fait. Les deux années pendant lesquelles nous avons tourné m'ont permis de réfléchir à ça. Comme Chris dans le film, j'ai moi-même appris à me laisser aller à qui je dois être. J'avais peur de devenir une actrice connue et de perdre mon jeu. J'ai dû accepter que je peux être vue tout en continuant d'habiter mes rôles.

© Les Films du Losange

Tim Roth joue le mari de Chris, un réalisateur star. Pourtant, son rôle dans le film reste secondaire…
Mia Hansel-Løve
: C'était la difficulté du projet. Quand le film commence, on s'imagine quelque chose sur le cinéaste et sa compagne dans l'ombre. Le mouvement du film est le mouvement inverse. Cette femme qui est deux pas derrière lui, qui salue timidement, qui n'est que l'accompagnatrice, va s'imposer artistiquement au détour d'un plan. Le film devient alors son portrait. Il y a quelque chose de malicieux dans le fait de renverser le rapport de force auquel on s'attend dans ce type de couple.

Vicky, c'était jouissif de jouer ce renversement de situation ?
Vicky Krieps : C'est surtout jouissif de le voir à l'écran. Les choses auraient dû prendre cette tournure depuis un certain temps. Pendant un moment, on ne m'a proposé que des rôles sans dialogue, en arguant que c'était génial parce que c'était le rôle principal féminin ! Ou que je devais me réjouir de jouer avec telle star masculine. On essayait de me dire "sois contente, c'est déjà ça". J'ai bien fait de ne pas accepter. Marie Kreutzer, avec qui je tourne, a mis en scène une histoire d'amour entre deux femmes dans The Ground Beneath my Feet parce qu'aucun acteur célèbre ne voulait jouer le personnage secondaire. Au bout d'un moment, elle a capitulé et a décidé que ce ne serait pas une histoire d'amour avec un homme.

"On demande aux femmes de s'émerveiller de jouer une James Bond Girl"

Mia Hansel-Løve : Ce n'est pas assez valorisant pour eux de ne pas tenir le premier rôle. Si l'actrice principale est très connue, pourquoi pas, et encore… Il y a une grande hypocrisie sur ce sujet. L'écart est immense entre le sermon hollywoodien très féministe et la réalité des rôles que l'on attribue aux femmes ou ce que les acteurs sont prêts à faire. Ils tiennent de grands discours, mais quand il est question de jouer à l'ombre des femmes, il n'y a plus personne.

Vicky Krieps : Ce n'est pas gratifiant d'être définis comme le "mari de", "l'amant de", alors qu'on demande aux femmes de s'émerveiller de jouer une James Bond Girl par exemple. Ce personnage n'a bien souvent aucune histoire et l'idée globale se résume à être une très jeune femme face au héros. Si on me proposait ce rôle, je devrais être aux anges, alors qu'on m'invite en fait à ne rien jouer du tout. Je suis un être humain, une personne singulière avec une sensibilité. Je ne veux pas être que belle. La femme doit se libérer elle-même.

Avez-vous déjà été confrontées à cette misogynie ambiante ?
Mia Hansel-Løve
 : J'ai été marquée par quelques formules péjoratives à l'égard de mes premiers films, parce que ce n'était pas seulement un cinéma de femme, mais un cinéma qui mettait en avant une certaine vulnérabilité du féminin. Comme s'il était plus valorisé pour une réalisatrice de faire des films de mecs, avec des couilles. Comme si pour en dire du bien, on les ramenait à une virilité. Comme si la victoire pour les femmes était d'atteindre cette masculinité. J'ai eu le sentiment d'être critiquée parce que je défendais une part de fragilité, de sensibilité. Quand on cessera de rabaisser la vulnérabilité, quand on arrêtera de ramener votre film au fait d'être un film de femme, quand on existera en tant qu'être singulier avec une vision de cinéaste, là ce sera une victoire.

Vicky Krieps : Maintenant, je reçois autant d'argent que mes partenaires masculins, mais c'est tout nouveau. C'est la vraie mesure de l'égalité et pourtant on me dit encore "oh, c'est fou quand même". Moi je réponds que, non, ce n'est pas fou, c'est normal !