Inna Modja, ambassadrice de la Grande Muraille Verte : "J'ai découvert une autre Afrique..."

Il y a quatre ans, la chanteuse Inna Modja s'est lancé un défi un peu fou : devenir l'ambassadrice de la Grande Muraille Verte, un projet de plantation d'arbres sur 8 000 km de désert, du Sénégal à l'Éthiopie. Elle est revenue pour nous sur son incroyable périple, à la rencontre des hommes et des femmes qui érigent cet édifice écologique.

Inna Modja, ambassadrice de la Grande Muraille Verte : "J'ai découvert une autre Afrique..."
© Inna Modja, Dark Star

Inna Modja, c'est un peu la grande sœur qu'on n'a jamais eue. Pétillante, passionnée et conteuse d'exception, la chanteuse pourrait nous emmener au bout du monde, au sens propre comme au sens figuré. Mais c'est sur une note plus sérieuse qu'elle souhaite désormais attirer les regards. Voilà quatre ans que la musicienne malienne s'est lancée dans une histoire incroyable : faire fleurir le désert...

Inna Modja est devenue ambassadrice de la Grande Muraille Verte, un projet lancé par l'Union Africaine en 2007 pour contrer les effets de la désertification dans la région du Sahel.

D'ici 2030, les auteurs de ce projet espèrent planter un mur d'arbres qui s'étendra sur 8 000 km - du Sénégal jusqu'à l'Ethiopie - soit la plus grande structure vivante sur terre. Cette grande muraille de végétation devrait permettre aux habitants du Sahel de lutter contre l'insécurité alimentaire, le chômage, les migrations et les conflits déclarés autour de terres cultivables et sources d'eau.

Dans le film Great Green Wall, sorti en salles le 27 mai, Jared P. Scott a choisi de suivre le périple d'Inna Modja, à la rencontre des architectes de la muraille. Le réalisateur australien signe une ode à la nature, et aux femmes et hommes qui nourrissent ce rêve. Inna Modja, elle, prête ses yeux et sa voix au documentaire, avec une honnêteté rafraîchissante.

Le film qui est né de ce projet, The Great Green Wall réalisé par Jared P. Scott sort le 22 juin au cinéma. 

Pendant ce tournage, vous avez sillonné le continent africain d'ouest en est, du Sénégal à l'Ethiopie. Comment s'est déroulée cette expérience inédite ?
Inna Modja : C'était surtout un travail d'équipe. Je ne voulais pas que ce film soit sur moi, mais je voulais utiliser ma voix et ma plateforme pour que des gens puissent raconter leurs histoires. Les personnes qui portent ce projet ont une force et une patience qu'on ne soupçonnait pas. Je peux avouer que j'avais peur d'aller dans certaines régions. En Ethiopie, je m'apprêtais à affronter les séquelles des famines. Mais quand j'ai vu cet endroit pour la première fois, avec tellement de vert, je suis tombée des nues. Ça nous permet de voir que le projet est possible.

"Je me suis rendu compte que le changement climatique a un impact énorme sur la vie des ces femmes"

À quel moment vous avez décidé de vous lancer dans ce projet ? Quel a été l'élément clé pour vous ?
Inna Modja :
J'ai commencé à m'intéresser au réchauffement climatique en Afrique il y a une dizaine d'années. J'étais militante pour le droit des femmes et des enfants, et je me suis rendu compte que le changement climatique a un impact énorme sur la vie des ces femmes. Le manque de ressources favorise les départs et l'instabilité politique. Ces femmes n'ont pas d'accès à l'eau, et elles sont entourées de conflits. Quand j'ai entendu parler du projet, ça me paraissait tellement ambitieux. Presque quatre ans plus tard, je ne regrette pas du tout de m'être lancée

Dans ce documentaire, on apprend qu'en 13 ans, seulement 15% du projet a été réalisé. Ce constat ne vous a pas effrayé ?
Inna Modja : Il y a beaucoup de choses qui m'ont foutu la trouille pendant ce voyage. Je me suis dit que dans les dizaines d'années qui arrivent, il faut qu'on arrive à 80% minimum du projet. Mais 15%, c'est mieux que rien. Ça veut dire que le projet est mis en marche

Pour moi, l'initiative répond au problème de désertification dû au changement climatique, et elle peut bénéficier à tout le monde. Personne ne fait le lien entre la désertification et l'arrivée des réfugiés par la Méditerranée, puis en périphérie de Paris. Mais en vérité, ils fuient des conditions de vie qui sont devenues impossibles.

Vous avez rencontré des victimes de conflits armés, des personnes obligées de partir... Comment fait-on pour garder le sourire après avoir entendu de pareils récits de vie ?
Inna Modja : Je suis née dans le Sahel, donc j'avais déjà été confrontée à ces histoires. Même si j'ai vécu des choses dures, ce voyage m'a permis de réaliser que j'avais de la chance. J'aurais pu naître dans la famille d'à côté et ne pas avoir l'opportunité d'aller à l'école, et avoir une vie totalement différente. Dans le film, je rencontre un Malien qui avait tenté de partir en Europe, et il avait grandi dans le même quartier que moi. Il aurait pu être mon frère. Donc j'ai beaucoup pleuré, mais j'ai beaucoup ri pendant ce voyage. J'ai partagé des moments incroyables et j'ai ressenti beaucoup d'humilité. 

"Un membre de ma famille m'a emmenée me faire exciser"

D'où est parti votre combat féministe ?
Inna Modja : Dans le film, j'ai expliqué au public l'excision que j'avais subie enfant. Mes deux parents sont féministes, mais, en leur absence,  un membre de ma famille m'a emmenée me faire exciser. C'est en arrivant en Europe à 19 ans que j'ai pris conscience de ce que j'avais vécu. Mes quatre soeurs ont subies la même mutilation. Si je ne m'engageais pas auprès des femmes, je devenais dingue. Je me sentais tellement impuissante par rapport à ma propre situation que je devais faire quelque chose pour les autres filles. Grâce au Great Green Wall, j'ai eu la chance de rencontrer des femmes incroyables. 

Vous avez composé un album sur la route ! Comment votre projet musical a-t-il évolué ?
Inna Modja : J'ai commencé à faire de la musique traditionnelle à Bamako à l'âge de 14 ans. Mais je m'intéressais aussi au hip hop et à la pop anglaise avec les Beatles. J'ai commencé à m'exprimer avec la folk. Mon projet était de revenir petit à petit à de la musique malienne, mais sans être catégorisée dans la 'World Music'. J'avais envie d'être une malienne de mon temps. Je me suis beaucoup amusée sur mon deuxième album un peu plus pop. Avec le troisième, j'ai décidé de revenir à la musique malienne, avec des influences électro et hip hop. Mon album composé pendant le voyage en Afrique est différent. Quand on fait un album, on pense à la façon dont il va vieillir. J'avais besoin que celui-là soit moderne, mais aussi intemporel. Mon prochain projet musical est beaucoup plus risqué. J'adore ça, je suis un caméléon.

Quel est le moment qui vous a le plus touché à travers cette expérience humaine ?
Inna Modja : Ce voyage tout entier m'a transformée. J'ai découvert une autre Afrique que je ne connaissais pas, alors que j'ai grandi là-bas. Le moment qui m'a le plus touché, c'est la rencontre avec deux filles enlevées par Boko Haram et un garçon enlevé à neuf ans, enrôlé soldat. Les deux filles avaient été mariées plusieurs fois, violées, envoyées comme bombes humaines, alors que le garçon avait tué des gens et avait mangé à sa faim. Pourtant ils sont tous les trois des victimes de ces conflits. Et comme ils ont vécu avec Boko Haram, ils sont rejetés par la société. Cette rencontre a résumé mes deux combats, pour le droit des femmes, et contre le réchauffement climatique et ses problèmes périphériques.

Qu'est-ce que vous avez ressenti en voyant la réussite du projet en Ethiopie, dernière étape de votre voyage?
Inna Modja : Ça m'a montré que le projet n'était pas qu'une utopie. Les fermiers de cette région ont affronté une première famine, puis une deuxième. Ils n'avaient plus rien quand ils ont démarré le projet, mais ils se sont relevés. Aujourd'hui, ils peuvent montrer au  monde l'exploit qu'ils ont réalisé ces trente dernières années. Il y aura des petits 'couacs' sur la route, mais l'important est d'avancer. Si on faisait la même chose dans le reste du Sahel, le projet aboutirait.

© The Great Green Wall, L'Atelier Distribution

The Great Green Wall réalisé par Jared P. Scott, avec Inna Modja, le 22 juin au cinéma.