Michaël Dudok de Wit : "Etre sélectionné à Cannes était déjà un prix"

La sortie de "La Tortue Rouge", en salles depuis le 29 juin, met un point final à près de 10 ans de travail. Michaël Dudok de Wit porte ce projet dans sa carapace depuis 2007. Le Journal des Femmes a rencontré le réalisateur néerlandais pour un entretien... animé.

Michaël Dudok de Wit : "Etre sélectionné à Cannes était déjà un prix"
© © Claude Pauquet

Mois après mois, 2016 continue de délivrer ses pépites animées. La dernière en date, La Tortue Rouge, est sortie au cinéma le 29 juin. C'est le premier long du réalisateur néerlandais Michaël Dudok de Wit, 63 ans, remarqué pour ses courts-métrages. En 1996, Le Moine et le Poisson a été récompensé par le César du Meilleur court et Père et Fille a reçu l'Oscar du Meilleur court-métrage en 2000. Avec La Tortue Rouge, le défi était tout autre : le cinéaste travaille sur le film depuis 2007 et s'est lancé dans le grand bain avec l'aide de Pascale Ferran, réalisatrice de Lady Chatterley et Bird People. Le long-métrage marque aussi la première collaboration du légendaire studio Ghibli avec un réalisateur européen. Double pression donc. Mais comme le disait La Fontaine à propos d'un congénére : rien ne sert de courir, il faut partir à point. Le chemin de cette tortue a été long et difficile, mais le résultat est là. Le film a reçu le Prix spécial du Jury au Festival de Cannes dans la sélection Un Certain Regard et a été projeté en ouverture du Festival d'Annecy. Et la pluie d'éloges, qui s'abat depuis la projection sur la Croisette, est plus que justifiée : Michaël Dudok de Wit signe un film "intemporel sur le cycle de la vie, la beauté de la nature, la profonde relation qu'on a avec la Nature". Un long-métrage étonnant et d'une poésie folle, qui se passe de mots pour nous confronter et nous connecter à nos émotions.        
Dans un français rehaussé d'un léger accent britannique, le réalisateur se confond en excuses et se dit "très gêné" de nous avoir fait attendre - son précédent entretien a débordé de 10 minutes sur le nôtre. Pourtant, comme la tortue, nous avions tout notre temps... 

Michaël Dudok de Wit © Claude Pauquet

Le Journal des Femmes : Comment avez-vous été contacté par le studio Ghibli ?
Michaël Dudok de Wit :
J'ai rencontré Isao Takahata [réalisateur du Tombeau des Lucioles et du Conte de la Princesse Kaguya, ndlr] en 2004, mais nous n'avions jamais évoqué la possibilité de collaborer. Deux ans plus tard, j'ai reçu un mail des studios Ghibli me demandant si nous pouvions travailler ensemble. Ils avaient beaucoup aimé mon court-métrage, Père et Fille, et m'ont demandé si j'avais pensé à réaliser un long. J'avais l'idée de ce naufragé sur une île déserte depuis mon enfance et quand Ghibli m'a contacté, ça m'a mis un coup de pied aux fesses. Je me suis dit "écris ton histoire, c'est une chance unique".

Ils vous ont laissé une totale liberté ?
Michaël Dudok de Wit :
Ils m'ont laissé carte blanche en me demandant de leur proposer un style graphique. Ils étaient curieux et vigilants parce que mille choses peuvent mal tourner dans un long-métrage, d'autant plus que c'était mon premier. Ils m'ont toujours conseillé avec respect et je me suis senti très à l'aise. Le fait que ce soit Ghibli a mis une pression, mais c'était motivant.

Quel a été leur apport ?
Michaël Dudok de Wit :
Les Japonais trouvaient que le personnage féminin de l'histoire n'était pas assez fort et qu'il devait être plus incarné. Il fallait montrer qu'elle avait son autorité, tout en étant mystérieuse et discrète. Une exigence dangereuse parce que le public aime le mystère, mais si on va trop loin, il n'y croit plus.

La Tortue Rouge est un film muet. Vous l'avez imaginé ainsi dès le départ ?
Michaël Dudok de Wit :
 Au début, il devait y avoir quelques paroles parce que pensais que ça ajouterait à l'humanité des personnages, mais Pascale Ferran a réalisé que ça ne fonctionnait pas. Il y avait d'autres points faibles dans l'histoire que je ne pouvais pas résoudre seul et elle m'a aidé à trouver plusieurs solutions. J'avais confiance en son expérience et en son intelligence. Elle sait trouver les mots, alors que je suis plus intuitif et émotionnel. Dans un sens, il a fallu plus de conversation pour réaliser qu'il en fallait moins, puis pas du tout.    

La musique et les sons de la nature ont une importance toute particulière. Vous aviez déjà votre propre musique en tête quand vous travailliez sur le film ?
Michaël Dudok de Wit :
D'habitude, avec les courts-métrages, oui. La musique était la muse, j'en avais besoin pour m'inspirer et me guider dans mes mouvements. C'était très fort. J'étais frustré avec La Tortue Rouge parce que dans les premières semaines, je n'avais pas d'idée pour la musique. Après plusieurs mois et années, ça ne venait toujours pas. Quand nous avons eu un compositeur sur le film, je lui ai dit : "Propose-moi quelque chose, help !"

Pourquoi avoir choisi une tortue et pas un autre animal marin ?
Michaël Dudok de Wit :
J'ai pensé à une pieuvre, un requin, une baleine… une liste d'animaux un peu mystérieux. La tortue était originale et très belle. J'aime beaucoup les reptiles. C'est un animal qui n'attaque jamais l'être humain, un animal solitaire, associé à l'immortalité et ça servait bien l'histoire. Le fait qu'elle soit rouge, c'était évident. J'ai hésité entre le noir et le rouge. Le noir est impressionnant, mais j'avais une raison rationnelle d'abandonner cette option : même si le film était réussi, des spectateurs auraient cherché des messages politiques et ce n'était pas mon désir. D'un point de vue graphique, la tortue rouge se détache dans l'océan bleu et c'était vraiment important qu'elle frappe le regard. Le rouge est aussi la couleur de l'amour, du danger, de la colère…

© Wild Bunch


Vous avez conçu les décors du film à partir de photos que vous aviez prises. C'était nécessaire pour votre inspiration ? Vous ne pouviez pas créer à partir de rien ?
Michaël Dudok de Wit :
J'ai fait beaucoup de recherches, à la fois pour avoir une idée des couleurs et pour définir les mouvements. J'ai pris des milliers de photos de ciel, de couchers de soleil, de nuages… que j'ai donné aux artistes pour qu'ils s'en inspirent. On a filmé des acteurs pour l'animation des personnages car les humains font des mouvements très difficiles à reproduire. Ils faisaient une dizaine de plans par jour. Nous avions une liste de mouvements. On leur demandait par exemple de courir sur une colline, de s'arrêter net…

Êtes-vous un écolo convaincu ? 
Michaël Dudok de Wit :
Le terme d'"écolo" n'est venu que récemment. Pendant qu'on travaillait sur le film, on ne l'utilisait pas. Pour moi, c'est juste un profond respect pour la Nature, parce que nous en faisons partie. Quand j'étais enfant, nous avions des poules, des canards, un aquarium, un microscope. J'ai grandi entouré de forêts, de champs. J'avais une relation très forte avec elle. Je me promenais seul la nuit à la lumière des étoiles. C'était une joie de faire un film où j'allais exprimer sa beauté. 

Le film a une dimension mythologique très forte. La mythologie a-t-elle été une de vos sources d'inspiration ?
Michaël Dudok de Wit :
J'ai découvert la mythologie à l'école. Pour le film, je n'ai pas pensé à Ulysse, Io ou d'autres références précises, mais j'ai été inspiré par la mythologie grecque, celte et japonaise. Quand Ghibli m'a contacté, j'ai commencé à lire des contes de fées japonais pour m'aider à comprendre leur point de vue.

Que représente pour vous d'avoir été sélectionné aux Festivals de Cannes et d'Annecy ?
Michaël Dudok de Wit : 
En tant que Français, je savais que Cannes était un festival important, mais je n'ai réalisé son ampleur qu'une fois sur place. Cannes présente des films d'auteur de haute qualité et c'était vraiment une surprise d'être sélectionné. C'était déjà un prix. Annecy était aussi mon grand espoir parce que ma carrière a commencé là-bas. Avant d'étudier l'animation, j'ai assisté au festival, comme simple spectateur. J'ai vu beaucoup de films et rencontré des animateurs. Ils n'avaient pas la grosse tête, c'était des travailleurs : ils voyagent beaucoup, ils sont ouverts d'esprit et en même temps ils sont très simples. On peut aller vers eux et leur parler. Quand j'ai vu ces gens, j'ai su que j'avais trouvé ma voix.

Bien avant ça, en 1989, vous avez travaillé sur La Belle et la Bête, de Disney. Quel était votre rôle ?
Michaël Dudok de Wit :
À l'époque, les films de Disney ne marchaient pas bien. Oliver et Compagnie avait été un échec. Ils étaient en train de faire La Petite Sirène et commençaient à développer La Belle et la Bête. Ils se sont dits qu'ils allaient faire ce qu'ils faisaient de mieux : prendre un conte de fées connu et le raconter à leur façon. Ils ont décidé de faire le film en Europe et ont fait appel à un studio à Londres, dans lequel je travaillais à ce moment-là. Ils m'ont demandé de travailler sur le storyboard. Pendant plusieurs mois, j'ai travaillé avec les dessinateurs. J'ai beaucoup appris sur le monde Disney, qui est comme une grande secte : si on s'y sent bien, on s'épanouit. C'était un bon apprentissage. Je les respecte énormément, mais ce n'était pas ma place. Je suis très indépendant et je veux faire mes propres films.

Vous avez d'autres projets après La Tortue Rouge ?
Michaël Dudok de Wit :
Dormir pendant un mois (rires). J'ai vraiment besoin de m'arrêter complètement quelques semaines sans regarder mes mails et avoir un peu de répit pour la première fois depuis un moment...

© Wild Bunch Distribution