Sophie Lavaud : rencontre avec l'alpiniste de tous les records

Le 26 juin 2023, Sophie Lavaud est entrée dans l'histoire de l'Himalaya. En arrivant au sommet du Nanga Parbat, elle est devenue la première Française, hommes et femmes confondu-e-s, à réussir l'ascension des 14 sommets de plus de 8 000 m. Un exploit raconté dans "Sophie Lavaud - Le dernier sommet", le documentaire écrit réalisé par François Damilano diffusé sur Canal+ le 23 mai. Rencontre avec cette alpiniste hors norme, que rien ne prédisposait à tutoyer les sommets.

Sophie Lavaud : rencontre avec l'alpiniste de tous les records
© François Damilano

Sophie Lavaud n'est pas une simple alpiniste. La Franco-Suisso-Canadienne est aussi l'une des rares personnes au monde à avoir atteint le haut des 14 sommets de plus de 8 000 mètres de l'Himalaya. Comment devient-on une athlète de légende ? Réponses avec la sportive.

Journal des Femmes : Comment avez-vous commencé l'alpinisme ?
Sophie Lavaud :
Ce fut un long chemin. Lorsque j'étais enfant, nous avions un appartement dans la vallée de Chamonix. J'ai donc été entourée de montagnes dès le plus jeune âge. Mais il n'y avait pas d'alpiniste dans ma famille. Ma mère était une grande marcheuse, mon père nous emmenait skier. Enfant et adolescente, je faisais de la danse classique. J'étais passionnée, je voulais même en faire mon métier. Puis j'ai eu de gros problèmes de dos qui m'ont stoppé. Plus tard, en 2004, un de mes amis a évoqué son rêve de gravir le mont Blanc. Nous avons pris le pari d'y arriver ensemble. Et nous avons réussi. Il a réalisé son rêve et de mon côté, je pense que ce fut un déclencheur. Ça m'a donné l'envie d'aller toujours un peu plus haut.

Jusqu'à avoir envie de gravir les 14 sommets de plus de 8 000 m ?
Après cette ascension du mont Blanc, j'ai commencé à organiser toutes mes vacances autour de cette quête d'altitude. J'ai tenté un sommet de 5 000 m, de 6 000 m, puis de 7 000 m. La suite logique était d'aller en Himalaya pour se frotter à un 8 000 m. Nous étions alors en 2012. Je venais de fermer la société d'événementielle dans le secteur de la finance que je dirigeais avec mon frère. Ça a constitué un point de bascule, car j'ai alors eu du temps pour ces expéditions. Il faut deux mois complet pour s'attaquer à un sommet de 8 000 m, sans compter la phase d'entraînement avant le départ en Himalaya. J'ai réussi ces deux premiers sommets, puis je suis rentrée pour retrouver un job. Dans un coin de ma tête, j'avais l'Everest. Je suis partie en 2014 avec François Damilano [le réalisateur] et nous avons réussi l'ascension sur le versant tibétain. Nous en avons tiré notre premier film ensemble, On va marcher sur l'Everest. En redescendant, je me suis dit que je n'avais pas envie de m'arrêter là. Mais ce rêve, je l'ai longtemps gardé pour moi. Honnêtement, je ne m'en pensais pas capable. Je suis repartie au Népal un an plus tard, mais il y a eu un tremblement de terre. J'ai alors compris que je devais me consacrer pleinement à ce projet si je voulais arriver au bout. J'ai démissionné de mon job, j'ai commencé à faire des conférences et à travailler avec des sponsors et des partenaires. Puis petit à petit, j'ai coché les sommets.

Une ascension vous a-t-elle plus marquée qu'une autre ?
Elles ont toutes quelque chose de particulier. Quand tu as les deux pieds sur le sommet de l'Everest, c'est une sensation très particulière. C'est le point culminant de la planète. Mais ce n'est pas forcément l'ascension, en terme d'escalade, la plus intéressante. Atteindre le sommet de l'Annapurna, premier sommet de plus de 8 000 m gravi en 1950, donne la sensation de rentrer un tout petit peu dans l'histoire. Pour le K2 qui a la réputation d'être la montagne la plus dure du monde, ç'a plus été du soulagement. François Damilano m'a également accompagné lors de cette expédition d'où est tiré le film K2-Une journée particulière.

Est-ce que les tentatives d'ascension manquées sont difficiles à vivre ?
Au total, en onze ans, j'ai tenté 22 ascensions pour en réussir 14, mais je n'ai de goût amer sur aucune des décisions que j'ai prises. Il y a eu un tremblement de terre, une avalanche qui a emporté nos affaires, j'ai aussi dû rentrer pour être au chevet de ma mère. Chacun doit savoir où placer le curseur, c'est une chose très personnelle.

Que ressent-on une fois arrivé au sommet ?
Cette question revient souvent, mais je n'ai jamais trouvé la bonne réponse. Il y a évidemment de l'émotion, une grande satisfaction, mais tu n'es qu'au milieu du chemin. Il faut redescendre et cela peut être tout aussi périlleux. Sur certains sommets, j'ai eu la chance d'avoir de bonnes conditions météo. Nous restons alors quelques minutes quand il y a peu de vent, nous prenons le temps de quelques photos, vidéos, accolades et point GPS avant d'entamer la descente. Personnellement, je ne suis pas dans une quête spirituelle. Je ne vais rien chercher là-haut. Je suis contente d'y arriver, mais je suis tout aussi heureuse en bas.

Être la première Française (hommes et femmes confondu-e-s) à gravir ces 14 sommets, est-ce quelque chose d'important pour vous ?
J'en suis très fière, évidemment. Ce n'est pas rien. Lorsque je me suis lancée, je n'y pensais pas. Je me moquais d'être la première, la dixième ou même la centième à réussir. C'était une quête personnelle que de parvenir en haut de ces 14 sommets. Au fond, je pense que je n'ai pas cet esprit de compétition et ce renoncement m'a certainement permis d'atteindre mon objectif. Je n'ai pas hésité à faire demi-tour quand il y avait quelque chose que je ne sentais pas, plutôt que de me mettre en danger. Je me disais : "Ce sommet sera encore là un petit moment, tu pourras revenir". Jusque-là, aucun des Français-e-s qui avaient essayé n'avaient survécu.

Dans ces hautes altitudes, la mort est très présente. Comment gère-t-on cela ?
Pour être honnête, je mets un peu cela au placard. François Damilano, le réalisateur du documentaire, m'a d'ailleurs récemment dit que c'était très frustrant pour lui de tenir la caméra et que rien ne transparaisse en face. Mais il y a des terrains où je ne vais pas. Je préfère cloisonner et ne pas me laisser embarquer par mes émotions. Maintenant que tout est terminé, j'ai un peu relâché cet étau et je me dis que c'est excessivement dangereux d'aller là-haut. Don c'est bien que ça s'arrête.

Vous vous définissez dans ce documentaire comment quelqu'un de "pas très douée naturellement". C'est étonnant pour une personne ayant réussi cet exploit.
Ce qui intéressant, c'est que je ne me considère pas comme une athlète de dingue. Je n'ai pas commencé à gravir des sommets à 15 ans. J'ai évidemment de bonnes prédispositions, un bon mental, mais il y a des alpinistes bien plus fort-e-s techniquement que moi.  

Est-ce difficile d'être une femme dans ce milieu ?
Je ne pense pas. Il faut bien sûr respecter les codes du pays, comme partout, mais nous sommes très bien reçues. Sur les camps de base, certains ont de petites attentions, mais une fois sur la montagne, nous sommes tous-tes à égalité. Il faut mettre un pied devant l'autre. Il est certain que ce sont des moments où l'on met sa féminité de côté. Si je peux me doucher trois fois lors d'une expédition de deux mois, c'est bien. Mais les femmes sont de plus en plus nombreuses sur les camps de base. Et si mon histoire peut en inspirer d'autres à oser, j'aurai tout gagné.  

À quoi ressemble votre vie depuis la fin de ce défi ?
Je veux prendre le temps de savourer. Onze ans, ce n'est pas rien dans une vie. Je viens de clore un important chapitre. Mais pour quelqu'un de tourner vers l'avenir comme moi, je vois aussi cela comme une opportunité d'en ouvrir un autre. Je vais arrêter d'aller chercher cette barre des 8 000 m. Il y a tant d'autres choses à faire. Je me suis fixée l'objectif de terminer le challenge des "7 summits" qui consiste à réaliser l'ascension du plus haut sommet de chacun des sept continents. Je suis allée en Antarctique en janvier, au Denali situé en Alaska en juin. L'Everest, c'est aussi coché. Et je veux prendre le temps de savourer ce record.

Quelle est la chose la plus importante que la montagne vous ait appris ?
L'humilité.

Sophie Lavaud - Le dernier sommet, documentaire écrit réalisé par François Damilano, sorti le 23 mai sur Canal+.
Une femme, sept sommets, dix secrets, Sophie Lavaud et Didier Chambaretaud, éditions Favre.