Lisa Simone : "Ma mère était un génie bipolaire maniaco-dépressif"

La vie de Lisa Simone, fille unique de Nina Simone, a été un champ de bataille. La chanteuse de 56 ans a grandi au côté d'une mère célèbre et hantée par ses démons, s'est engagée dans l'US Air Force à 18 ans et a "vécu comme une somnambule" pendant huit ans. L'artiste, étonnante de courage, s'est livrée sur son lourd héritage et les stigmates de sa vie.

Lisa Simone : "Ma mère était un génie bipolaire maniaco-dépressif"
© SADAKA EDMOND/SIPA

Son enfance a été chaotique, mais bercée par les douces mélodies de sa mère Nina Simone. Lisa Celeste, qui se fait appeler Lisa Simone, perpétue l'héritage de la diva Soul et se languit d'elle chaque jour depuis sa disparition en 2003, des suites d'un cancer du sein. Mais mère défunte et fille vivante se lient à travers la musique, dans chaque morceau de Lisa Simone. Son troisième album, In Need Of Love, est une véritable ode à la compassion, à l'harmonie et à l'acceptation de soi. L'artiste de 56 ans se confie sur ses relations compliquées avec sa mère, l'héritage qu'elle souhaite transmettre à sa fille et les batailles qu'elle a endurées au cours de sa vie. Entretien avec une guerrière de l'amour. 

Comment décririez-vous votre musique ?
Lisa Simone :
Ma musique, c'est du "bon vieux Soul" que j'écris avec mon âme ("soul" signifie âme en anglais, ndlr). Chaque chanson a une histoire qui a précipité sa création. Je prie pour que les auditeurs se sentent toujours heureux en écoutant ma musique. La façon dont nous choisissons de définir nos expériences change tout. C'est l'exemple connu du verre à moitié plein ou à moitié vide. 

"Je voulais que cet album commence comme un rituel, que l'on convoque les morts et les vivants"

Votre chanson "Libation", premier titre de l'album, nous rappelle la communion avec la nature… 
Lisa Simone :
Ce titre est lié aux ancêtres, qui faisaient des libations régulièrement. Je voulais que cet album commence comme un rituel, que l'on convoque les morts et les vivants. Même si nous ne pouvons pas voir les morts, je crois dur comme fer qu'ils sont toujours avec nous. La fréquence et les vibrations qui se dégagent du titre plongent les auditeurs dans un certain état d'esprit pour qu'ils soient prêts à entendre à quel point ils sont merveilleux, comme je le chante dans la chanson qui vient juste après, Wonderful (merveilleux en anglais, ndlr). J'ai spécialement utilisé le pronom "Je" pour que les personnes qui chantent la chanson s'incluent aussi. 

Dans ce titre, vous chantez l'amour propre. Avez-vous déjà été paralysée par le manque de confiance en vous ? 
Lisa Simone :
Tout le temps ! Je n'ai pas atteint la perfection. Nous passons beaucoup trop de temps à nous soucier de ce que les gens pensent de nous et pas assez à être notre propre meilleur ami. Je dis tout le temps à ma fille, qui est âgée de 20 ans : "Regarde-toi dans le miroir. Cette personne qui te regarde, c'est ta meilleure amie, elle sera avec toi tout au long de ta vie. Dis-lui à quel point tu l'aimes, elle a besoin de toi." Aussi stupide que cela puisse sembler, c'est à ce moment que l'on commence à s'aimer. On se rend compte de ce que l'on a traversé et à quel point on a grandi à travers ces épreuves. Rares sont les personnes qui prennent le temps de simplement respirer (elle prend une profonde inspiration). J'en suis à mon 108e jour de méditation. C'est ce qui me permet de me renforcer et d'être davantage dans l'action, moins dans la réaction. Il y a beaucoup de démons que j'essaye encore de combattre, mais je suis "en travaux". Cette voix qui nous juge, cette constante autocritique, il faut trouver le moyen d'en baisser le volume… jusqu'à ce qu'elle se taise complètement. 

En 1980, à 18 ans, vous avez rejoint la US Air Force. Un choix de carrière surprenant...
Lisa Simone :
C'était un acte de désespoir. Mes plans d'université ne se sont pas concrétisés, je n'étais pas assez patiente et trop désespérée pour prendre du recul et considérer d'autres options. J'ai saisi la première opportunité venue. Je me suis retrouvée en ingénierie en génie civil, alors que je ne m'intéresse pas aux sciences ni aux maths. Je considère que j'ai été "somnambule" pendant huit ans : j'avais un métier que je détestais. Mais rien n'arrive au hasard. Le fait d'être dans l'armée m'a menée à redevenir celle que j'étais vraiment. J'ai choisi de reconnaître mon envie de faire de la musique et d'écouter mon cœur pour la première fois. J'ai ressenti dans mes tripes que l'armée n'était pas le chemin que j'étais censée prendre.

"Sortir prendre un verre de vin était impensable pour moi"

À quel moment avez-vous eu cette "épiphanie"?
Lisa Simone :
À Francfort, j'étais en période de "body-building". Mon corps était mon temple, je ne buvais pas, je ne fumais pas, je ne faisais rien. Je levais des poids, j'enseignais l'aérobic... et c'était tout. Sortir prendre un verre de vin était impensable pour moi à l'époque. Et pourtant, je l'ai fais un soir. Heureusement d'ailleurs, parce que ce verre de vin m'a détendue au point d'avoir le courage d'aller chanter avec le pianiste du bar. La façon dont il jouait m'a rappelé la musique de l'église, cela m'a fait penser à ma grand-mère. Plus tard, la chanteuse Joan Faulkner m'a appelée par surprise en me disant qu'elle avait entendu parler de ma prestation et qu'elle avait besoin d'une choriste. J'ai accepté et c'est ainsi que ma carrière a débuté.

Dans le titre In Need of Love, vous insistez sur le fait que l'on a tous besoin d'amour et dans Ghost, vous expliquez que l'amour peut blesser….
Lisa Simone :
C'est une perspective intéressante. J'ai écrit In Need Of Love, durant une période difficile. Après la mort de ma mère, (en 2003, Nina Simone décède d'un cancer du sein, ndlr) j'ai été empêtrée dans des batailles légales liées à ses affaires, des choses dont je n'avais pas la moindre idée. Je marchais sur des charbons ardents. Deux personnes, un homme et une femme, étaient en première ligne pour essayer de me détruire. C'est dans le lit où ma mère dormait et est morte (et dans lequel je dors toujours) que cette chanson m'est venue dans son entièreté. Durant cet instant, j'ai été capable de regarder avec compassion les personnes que j'avais envie d'écrabouiller : ce sont deux êtres humains qui ont dû traverser des choses compliquées pour créer autant de discorde et de chaos. Il est clair que ces personnes ne peuvent plus rien ressentir parce que leurs cœurs ont été brisés auparavant. 

Votre cœur a aussi été brisé par votre mère... Est-elle votre source d'inspiration ? 
Lisa Simone :
Je m'inspire de ma mère pour chacun de mes titres, elle est ma muse. Au moment où j'ai écris Ghost, je rédigeais mes mémoires, aidée de ma co-écrivaine, qui s'est embarquée avec moi sur le chemin de la mémoire. Les souvenirs ont jailli comme les tombes qui sont déterrées dans le film Poltergeist (1982, réalisé par Tobe Hooper, ndlr). Quand je suis rentrée à la maison cette nuit, après avoir replongé dans mes souvenirs, il y avait tellement de fantômes, je n'ai pas pu me calmer. J'ai choisi de laisser inonder par les émotions, aussi difficile que cela a pu être. Je me suis mise au piano de ma mère et j'ai écrit Ghost en quelques minutes. Quand j'étais plus jeune, ma mère a été très abusive, elle a été un génie bipolaire maniaco-dépressif. Mais elle souffrait à chaque instant. Cela n'excuse pas son comportement, mais voir les choses sous cet angle me permet au moins d'éprouver de la compassion.

Comment êtes-vous parvenue à atteindre cet état d'esprit ?
Lisa Simone :
Un jour, j'ai décidé que lorsque ma mère me ferait de la peine, je le lui dirais et cela pourrait faire évoluer les choses. Car souvent, nous nous disons que nous méritons ce qui nous arrive et nous intériorisons nos blessures. Si je sentais qu'elle était à cran, je coupais court à la conversation et disait : "Parlons plus tard, quand tu te sentiras mieux. Car la raison pour laquelle tu te sens mal à l'instant n'a rien à voir avec moi et je n'ai pas à en subir les conséquences". Dès lors, notre relation a pris un tout autre tournant parce que j'ai commencé à avoir de l'estime pour moi-même. Ghost symbolise le début de cette conversation que l'on doit invoquer avec soi-même et ceux qui nous blessent.

Avez-vous pu lui pardonner ?
Lisa Simone :
Oui, mais je suis encore en train de travailler sur ça, c'est un long processus. Il ne s'agit pas seulement de pardonner aux autres, mais aussi à soi-même. Souvent, nous sommes la cause de notre propre mal-être. Souvenons-nous que nous contribuons à notre propre souffrance. Il faut prendre ses responsabilités.

"Ma fille est ma meilleure amie"

En quoi la façon dont vous avez été élevée par votre mère a-t-elle influé sur la manière dont vous éduquez votre fille ?
Lisa Simone :
(Elle sourit). Ma fille est ma meilleure amie, elle a maintenant 20 ans. Ma mère n'était pas ma meilleure amie, donc c'est déjà un gros changement ! J'ai essayé de ne pas reproduire les mêmes erreurs qu'elle. Ma fille a été mon meilleur professeur, comme la plupart des enfants le sont. Parfois, il m'arrivait de m'énerver avec ma fille sans que je me rende compte que cette colère prenait sa source dans quelque chose qui s'était passé il y a 20 ans. Quand on est capable de faire un lien de cause à effet, on peut changer ce qui ne va pas, guérir et améliorer nos relations avec nos proches. 

Vous trouvez-vous toutefois des points communs avec votre mère ?
Lisa Simone :
Dans la famille, je suis l'autoritaire, je rentre dans une pièce et tout le monde se tient à carreau (rires). Pourtant, je dis à ma fille que si elle connaissait sa grand-mère, elle verrait que je suis le plus zen et sympathique être humain qu'elle puisse rencontrer. Je ne veux pas lui transmettre la façon dont j'ai été élevée. Vous avez vu la façon dont mon visage s'est illuminé lorsque vous avez parlé d'elle, il n'y a pas de douleur ni de regrets. Elle est mon monde entier et elle portera mon héritage avec joie parce qu'elle n'a pas les démons que j'avais. Nos mères nous aiment, c'est certain. Mais c'est la façon dont elles le montrent qui peut être problématique parce qu'elles ne s'aiment pas elles-mêmes. Avec ma mère, c'est un peu comme si j'avais fais l'erreur de grandir. Ma poitrine a poussé, je me suis fais mes propres opinions, et à cause de ses insécurités, au lieu qu'elle me voit grandir avec fierté, elle m'a vue en concurrente. Quant à ma fille, je suis sa plus grande fan, car j'ai une bonne relation avec moi-même. Je ne suis pas intimidée par cette jeune fille qui grandit.

"Je continue à porter le deuil, 16 ans après la mort de ma mère"

Comment se construit-on lorsque l'on grandit auprès d'une mère célèbre, qui reçoit tant d'attentions du public ? 
Lisa Simone :
Quand j'étais plus jeune, ma mère m'a dit que j'avais eu 13 nourrices en 7 ans, alors j'ai des gros problèmes avec les hommes. Le public l'aimait, mais je suis la seule personne sur cette planète à pouvoir appeler Nina Simone "maman". C'est une mère pas comme les autres, certes, mais une maman quand même. Ce que peu de gens savent, c'est que malgré nos relations compliquées, je continue à porter le deuil, 16 ans après sa mort. En un mot, je pouvais briser la façade que ma mère avait érigée et toucher son cœur. Elle me manque tant. J'aurais tellement voulu qu'elle soit toujours de ce monde.

À l'aune de votre parcours semé d'embûches et de douleurs, vous considérez-vous comme une battante ?
Lisa Simone :
J'ai vécu plusieurs vies. Il m'a fallu beaucoup de force pour en arriver là où je suis aujourd'hui. Oui, je suis une guerrière. C'est dans mon sang. Aujourd'hui, il s'agit de discerner quand se battre et quand lâcher prise et faire confiance au futur. Je me suis muée en un autre forme de guerrière. Dieu merci, les grosses batailles sont derrière moi ! Je suis fatiguée, épuisée. Depuis peu, je comprends ma mère lorsqu'elle se plaignait d'être épuisée. Maintenant, je veux juste la paix dans ma vie. Je me souviens de mes aînés qui disaient que lorsque le moment viendrait, ils seraient prêts à mourir. Moi aussi, je serai prête lorsqu'il sera temps de quitter ce monde. C'est simplement un voyage vers un autre univers. Nous quittons notre corps, mais notre âme continue sa vie spirituelle...