Jarmila Buzkova : "Le drame des 30 Courageuses ne doit pas se répéter"

Dans "Les 30 Courageuses", diffusé le 7 mars, sur France Ô, à 20h50, Jarmila Buzkova revient sur le drame d'une série d'avortements et stérilisations forcés sur l'île de la Réunion, dans les années 1960. Une terrible affaire longtemps mise sous boisseau. Rencontre avec la réalisatrice de ce documentaire nécessaire.

Jarmila Buzkova : "Le drame des 30 Courageuses ne doit pas se répéter"
© Capture d'écran - Les films du Cygne

C'est une affaire d'une folie sans nom. Dans les années 1960, des médecins pratiquent des avortements et stérilisations sans le consentement de leurs patientes, dans le but de limiter la croissance démographique sur l'île de la Réunion. Cette barbarie est passée sous silence pendant plusieurs années, avant d'être mise en lumière par une enquête du Nouvel Observateur en 1970. Un an plus tard, de valeureuses victimes portent l'affaire devant le tribunal, mais les coupables sont, pour la plupart, relaxés ou légèrement condamnés. Près de cinquante ans plus tard, cette histoire a été omise de la mémoire collective. Dans le documentaire Les 30 Courageuses, une affaire oubliée, fruit d'une enquête passionnante, Jarmila Buzkova fait la lumière sur ce drame oublié. Un long-métrage à découvrir le 7 mars, à 20h55, sur France Ô. Le Journal des Femmes s'est entretenu avec la réalisatrice. 

Le Journal des Femmes : L'histoire que vous relatez dans "Les 30 Courageuses, une affaire oubliée" est presque absente de notre mémoire collective. Comment avez-vous entendu parlé de ce drame ? Qu'est-ce qui vous a poussé à lui consacrer un documentaire ?
Jarmila Buzkova : Je ne connaissais pas cette affaire, comme beaucoup de Français. C'est mon producteur qui m'en a parlé : le sujet m'a tout de suite intéressée et j'avais tout à apprendre car je n'avais jamais été à la Réunion. Au début, j'étais un peu trop optimiste : je pensais que nous trouverions beaucoup de témoins qui seraient prêts à parler. En fait, la majorité des personnes que nous avons contactées ne souhaitaient pas témoigner, d'autres sont décédées ou ont disparu. Les intervenants qui ont accepté de se confier ont été courageux et touchants.

Pourquoi y-a-t-il encore un tabou autour de cette affaire ?
Jarmila Buzkova : C'est très curieux : 50 ans se sont écoulés depuis, mais je crois que le mal est plus profond. Il est toujours distillé dans l'air, car personne n'en a jamais parlé. Pour cette raison, je voulais vraiment que cette histoire sorte, que l'on convoque les historiens, les jeunes… Il faut débattre et qu'une fois pour toutes, les langues se délient. Si nous occultons sans cesse cette affaire, la mémoire ne s'apaisera jamais.

Vous avez recueilli le témoignage d'une des victimes, Mme Robert, qui a été avortée alors qu'elle pensait être opérée de l’appendicite. Comment l'avez-vous convaincue de se confier face caméra ?
Jarmila Buzkova : Notre relation a évolué, c'est là où l'on voit la valeur du documentaire, parce que l'on a le temps. On peut établir une vraie relation avec les gens, sinon, obtenir leur confiance est presque impossible. Quand j'ai rencontré cette dame, elle ne voulait absolument pas parler, être filmée, ni même être enregistrée. Elle a uniquement consenti à me rencontrer. Peu à peu, nous avons noué des liens. J'avais simplement envie de la revoir, sans rien lui demander en échange. Un jour, elle m'a dit que finalement, elle acceptait de témoigner. Je n'ai pas du tout insisté. Elle a vu que c'était pour la bonne cause et que je n'allais pas trahir sa confiance.

Mme Robert incarne la force tranquille. Qu'avez-vous ressenti en parlant à cette femme ?
Jarmila Buzkova : J'ai été bouleversée. Elle est d'une telle sincérité, on sent que ce sont les entrailles qui parlent. Je la considère comme une mère maintenant. On se demande où elle puise ce courage, car elle n'a pas eu beaucoup de chance. Mme Robert n'a pas beaucoup de moyens, n'a pas eu un conjoint idéal et a travaillé dur toute sa vie. Malgré tout, cette femme n'a pas la haine. Chez elle, il  y a quelque chose d'apaisant.

Avez-vous eu une quelconque appréhension avant la réalisation du documentaire ?
Jarmila Buzkova : Comme toujours (rires), mais cette fois, j'étais encore plus anxieuse. Il a fallu ingurgiter beaucoup de documents, connaître à fond les sources historiques, discuter avec des politiques, des gens qui ont vécu cette époque, des historiens... Il faut une grande réflexion pour ne pas trahir le propos. 

Quelle a été la plus grande difficulté que vous ayez rencontrée ?
Jarmila Buzkova : Omettre une ou l'autre facette de l'histoire a été frustrant. On peut relater cette histoire d'un point de vue militant, historique, politique. Il y a plusieurs approches possibles. Je souhaitais rappeler les faits et aller au-delà de l'histoire, faire vivre ces personnages. J'espère que le documentaire délivrera une certaine leçon pour que ce drame ne se répète pas.

Est-ce une affaire qui pourrait se reproduire en France ?
Jarmila Buzkova : Peut-être pas de la même façon, mais nous ne sommes jamais à l'abri. Je me pose plusieurs questions : pourquoi personne n'en parle ? Pourquoi on n'évoque pas cette histoire à l'école ? Les jeunes Réunionnais ne sont, pour la plupart, pas au courant de cette affaire. D'autre part, j'ai remarqué que le système qui a autorisé cette barbarie continue à exister aujourd'hui. Les cercles du pouvoir sont toujours en place malheureusement. Je voudrais dédier ce documentaire aux jeunes Réunionnais. Cette histoire doit faire partie de notre mémoire collective.

Ne manquez pas Les 30 Courageuses, Une affaire oubliée, diffusé le 7 mars, sur France Ô, à 20h55