Fanny Ardant : "Sans amour, on n'est rien"

Simple et poignante, sérieuse et facétieuse, exaltée quand il s'agit de mettre des mots, Fanny Ardant envoûte avec son verbe haut. Puissante dans sa réflexion, vertigineuse dans son approche des choses, elle impose sa profondeur émotionnelle. S'embrase… puis pose son regard sur vous. Cette diva n'est pas tumulte, elle conjugue douceur et passion, conçoit la romance sans les caprices. Fanny Ardant a l'art de rendre beau.

Fanny Ardant : "Sans amour, on n'est rien"
© Urs Flueeler/AP/SIPA

Il y a le mythe "Fanny Ardant". On imagine une grande actrice fantasque et inaccessible. On rencontre une intelligence vive, un langage foisonnant, une capacité d'écoute, une attention rare dans ce métier. Perspicacité, ouverture d'esprit, humour, profondeur, sagacité… Fanny Ardant a un sourire aussi large que ses attaches sont fines, une silhouette élancée, une jupe longue et virevoltante, des souliers pointus. Cette grande dame du cinéma a des yeux de chat, mais ne minaude pas. Elégance altière, classe et distinction héritées d'une éducation quasi-militaire. Une bienveillance qui n'est pas feinte, des bonnes manières, mais surtout une connaissance empirique des mœurs, des usages et de l'esthétique acquise dans sa jeunesse monégasque et ses nombreux voyages...

Dans Lola Pater, un joli film plein de tendresse et de sensibilité signé Nadir Moknèche, Fanny Ardant est Farid. Rayonnante et fragile, tourmentée et lumineuse, posée et exubérante à la fois, elle assume sa complexité, échappe aux clichés et se glisse, sans pathos, dans le corps d'un transsexuel.

Fanny Ardant, pourquoi vous dans "Lola Pater" ?
Parce que j'ai été choisie. C'est la réalité, le besoin d'une actrice d'être celle que l'on désire. Et pourquoi "oui" ? Parce que dès la lecture du scénario, j'ai aimé le personnage, l'histoire, la démarche de cet homme qui se bat, se confronte aux difficultés, à la douleur, la souffrance… J'ai aimé la complexité de son caractère : fantasque, ambigu, contradictoire, à la fois je-m'en-foutiste et vulnérable, enthousiaste et sombre, sensible et intelligent.

Et s'il fallait la présenter en deux mots, cette Lola, qui est-elle ?
C'est une femme libre et amoureuse. Amoureuse de la vie, de son fils, de sa femme.

Comme Lola Pater, vous semblez à la fois grave et légère, rieuse et pleine de tragédie. Vous assumez cette ambivalence ?
Cela arrive malgré soi. Lorsqu'on me propose d'incarner le diable, une femme horrible ou l'ennemi public numéro 1, il faut que je me retrouve, que je me vois. Accepter un rôle, c'est revendiquer une part de soi. Visualiser dans ce qui vous anime ce qui va vous habiter pendant le tournage. Une profonde tristesse n'est pas calculée. Ce n'est jamais un exercice de style. Je suis très peu professionnelle, je ne peux pas jouer un personnage que je n'aime pas. Que les autres ne m'aiment pas, en revanche, ça m'est égal !

La transsexualité, c'est-à-dire, se créer une identité, une vie, un genre… Est-ce que ça n'est pas le paroxysme du jeu et du libre-arbitre ?
Exactement. C'est vous qui décidez. Mère Nature, la famille, la société n'a aucun contrôle sur vous. C'est un chemin périlleux. Vous pouvez changer de nationalité, vous pouvez changer de couleur de cheveux, mais changer de sexe, c'est la vraie prise de pouvoir !

Lola devient une femme au prix d'un sacrifice qui est celui de renoncer aux siens. Décider, faire des choix, des arbitrages, des concessions, est-ce facile pour vous ?
Non, c'est à chaque fois un abandon. Puis je me dis : "je paierai le prix". On peut avoir des regrets, mais jamais de remords. A l'inverse, lorsqu'on ne lâche rien, on devient prédateur et c'est pesant.

Et cette pesanteur, ce n'est pas vous. Vous prenez des risques !
Je préfère aller au bout des choses. Demain est un nouveau jour et j'aurai toujours mes yeux pour pleurer.

Où puisez-vous cette énergie ?
Dans mon amour de la vie. J'ai une curiosité, une appétence pour l'avenir. C'est un mélange de joie et de colère. La joie, c'est de faire, la colère c'est "tant pis" !

Est-ce que vous pensez qu'il faut concevoir sa vie comme une scène, construire l'image de soi comme une performance de cinéma ?
Je pense qu'il faut garder à l'esprit que tout est jeu, tout est songe, rien n'est vrai, tout vous fuit des mains… Pour rendre l'univers acceptable, j'applique un code ludique, enfantin, comme au Monopoly ou dans la cour de récréation, l'un fait le gendarme et l'autre le voleur, on fait "pour de faux", mais personne n'est dupe.
Il y a un truc qui m'a beaucoup aidée dans la vie : j'ai appris qu'à Paris, en-dessous, il y avait les rats, les souris, qui vivaient en miroir de nous... D'un seul coup, tout devenait moins sérieux. Comme eux, il faut vivre sa vie. Ne pas donner de l'importance aux choses matérielles. Ne pas être rattrapé par les sanctions ou les récompenses. Ne pas s'arrêter à l'éphémère : la gloire, l'argent, le pouvoir... L'amour, c'est grave !

En salles le 9 août © ARP Sélection

L'amour, c'est grave, ou c'est tout sauf grave, justement ?
Enfin, c'est tellement important, que sans amour on n'est rien du tout. L'amour fait mal, et il fait du bien en même temps. Ce déséquilibre, ces disharmonies, cette intensité, c'est la vraie aventure de la vie.

Parce qu'il n'y a pas d'amour heureux ?
Dans l'amour, il y a toujours un manque, un truc d'adrénaline, de chaos… La sérénité, l'apaisement, c'est déjà la mort…

Se suicider, c'est un acte courageux ?
Oui. Se dire "je ne veux plus", décider soi-même de sa mort, c'est fort… Choisir la fin, choisir même les obstacles, dussé-je manger des pierres, je préfère ça. Les vies les plus passionnantes sont les parcours des personnes qui ont atteint le point de rupture absolu et provoqué leur mort.

Et on veut vivre vite, on veut vivre beaucoup, on veut vivre tout.
Chacun est unique. Tout ça résonne aussi en terme politique, vous savez très bien que l'ennemi absolu de la liberté, c'est la sécurité. Vous ne pouvez pas avoir de sécurité en étant libre. C'est le dialogue avec l'inquiétude, avec la peur, qui semble intéressant.

Vous avez exprimé un regard social, je vous ramène à un vécu personnel. Dans ce film, vous enseignez la danse. Occuper l'espace, imposer votre présence, est-ce une évidence ?
Je suis arrivée dans ce métier parce que je pensais que tout ce qui est beau, vous devez le partager en le lisant à haute voix. Proclamer, déclamer le verbe, trois lignes d'un roman, une réplique, un quatrain, m'était nécessaire. C'est ainsi que j'ai commencé au théâtre. Ensuite, le cinéma, c'est plutôt une sorte d'inconscience…

Rendre public des textes, prononcer des dialogues, c'est aussi mettre des mots sur des émotions ?
C'est une chance immense de pouvoir définir ce magma de sensations que l'on a en soi. C'est pour ça que j'aime tellement la littérature et le cinéma : parce qu'ils mettent une forme à ce qui nous envahit. Proust a été une révélation. Il exprime ce que vous auriez mis des mois à dire sur votre grand-mère, sur les sentiments, sur la jalousie, ou sur un désespoir absolu. Il aide à cerner cette vérité qui nous échappe. Je ne suis jamais allée voir un psychanalyste. J'ai toujours fais confiance à l'autre pour la conversation.

Et pour vous aimer physiquement ?
C'est très difficile de parler de son propre corps. On ne sait pas comment les gens vous jugent. On se perçoit toujours comme l'adolescente qui a besoin que son père ou sa mère dise : "Tu es belle, ma fille !".

Des fois, ils ne le disent pas…
Je me rappelle que j'avais beaucoup de complexes… C'était difficile au début. C'est important quelqu'un qui vous encourage, qui répète : "allez, vas-y !"

Le réalisateur l'a fait pour vous. A l'écran, votre visage apparaît sans maquillage, et il a parlé d'une forme de courage…
Oui, parce que moi je me maquille tout le temps même quand je ne tourne pas. Je crois que je me maquillais déjà à 15 ans…

Pour mettre à distance ?
J'avais besoin d'artifices.

Vous ne pensiez pas pouvoir séduire avec d'autres attributs de la féminité ?
Je me disais toujours, "je m'en sors en parlant", quitte à passer pour une emmerdeuse. Je n'ai jamais compté sur mon physique pour plaire aux hommes. Et vice versa… Je me rappelle qu'en soirées, j'étais tellement grande que ça les décourageait. C'était compliqué de nouer une relation…

Encore un paradoxe…
La vie sociale m'angoisse, parce que c'est le règne de la légèreté, le pouvoir du groupe sur l'individu. Je ne suis ni un dictateur ni un prêcheur napolitain. Je conçois l'échange comme une conversation. J'adore ça, mais pour provoquer la rencontre, il faut évoluer dans le monde. Je le fais comme un chien qui s'amuse dans la forêt. J'ai très peu d'amis, j'ai été entraînée à la solitude. Je suis associable, mais je crois à l'Autre, celui que vous croiserez ou qui sera à côté de vous à table. Vous imaginiez un désastre d'ennui, et puis tout à coup, une parole, un chagrin…

L'émotion, en fait ?
Tout ce qui m'a sauvée dans la vie, c'est l'Autre. Je croyais que je n'allais jamais m'en sortir… A la fin d'Un Tramway nommé Désir, elle dit "j'ai toujours fait confiance aux inconnus". Moi aussi : aux inconnus et aux livres.

Vous convoquez beaucoup les animaux, également…
Les animaux sauvages, leur instinct, me fascinent. Ils savent se mettre en péril pour avoir ce qu'ils veulent. C'est irrationnel, sublime.

On peut mener une carrière exceptionnelle et conserver un côté insoumis, non domestiqué, ou il y a eu des compromissions ?
Il y a eu des "garder les choses pour moi". Mon père me répétait la phrase: "tu n'es pas sur Terre pour donner des leçons"… Je l'ai entendu.

Il faut une solidité…
Cela isole, mais je préfère le miracle de la rencontre !