De Punta Arenas à Ushuaia, un autre monde

Cap au Sud pour un voyage à bord du Stella, navire de la compagnie chilienne Australis, à la découverte de cette route maritime la plus australe du monde. Une parenthèse de plus de 1 000 km entre Chili et Argentine.

Ailleurs. Loin, très loin... Le voyageur aguerri, souvent blasé, enchaînant ses multiples allers-retours dans des endroits toujours exotiques n'y peut rien. Tout, ici ressemble à nouvelle expérience. Celle qu'il attend depuis toujours. Celle qu'il a lu dans des romans d'aventures, enfant, puis adulte. Celle qui emporte loin, transporte. Celle qui bouleverse intérieurement. Celle qui surprend aussi, pour le meilleur.
A l'heure du réchauffement climatique et des considérations qui nous font hésiter à partir, la question de se rendre au Sud du Sud se pose et s'impose. Et puis, à bord du premier avion qui achemine à Santiago du Chili, depuis Paris, les 14 heures 30 de vol, le temps s'écoule différemment. Déjà. Une fois arrivé à Santiago, il faut encore patienter 4 heures. Le périple se poursuit par un second envol vers Punta Arenas. L'excitation se mêle à la fatigue. Ces 5 dernières heures semblent interminables. Le survol de la cordillère des Andes - 7000 kilomètres du Venezuela au Chili - fière et brute, révèle un cratère enneigé entre ses pentes et sommets aux tonalités de bruns, ocres, briques. Vu du ciel, les fjords semblent s'étendre à l'infini, d'immenses étendues d'eau s'offrent. Une petite île surgit de nulle part avec une maison, unique habitation de ce bout de terre échoué en pleine mer.

Punta Arenas, le grand départ vers l'ailleurs

Fin janvier, en plein été austral, les dégradés de gris sont omniprésents : terre noire, ciel bas, eau aux reflets argentés. De chaque côté de la route qui conduit au centre-ville se succèdent hangars et maisons en tôle ondulée bleue ou rouge profond, ces couleurs propres aux villes du bout du monde. Punta Arenas laisse une étrange sensation. Point de ralliement des voyageurs qui se laissent aller au large, elle semble désertée par la population. 18h. Il est temps d'embarquer à bord du Stella de la compagnie Australis.

Le capitaine porte un toast à cette 285e croisière. Les 140 passagers, originaires de 16 pays différents, s'apprêtent à vivre une déconnexion totale (pas de wifi à bord). Le port de Punta Arenas disparaît peu à peu. Première nuit à bord. Tôt, à 7h30, une douce lumière filtre des nuages et teinte la surface de l'eau. Depuis la large baie vitrée de la cabine apparaissent des îlots de verdure sombre, dense et intense. Le détroit de Magellan, découvert il y a presque 500 ans, le 1er novembre 1520, charrie avec lui un flot de récits mythiques pour les amateurs de navigation. Il est bordé de paysages surprenants à découvrir au cours de l'une des expéditions quotidiennes organisées par les membres de l'équipage.

Escale dans le parc national d'Agostini

La première d'entre elle conduit à la baie d'Ainsworth et la forêt de Magellan subantarctique. A bord des zodiacs, le souffle frais fouette légèrement les visages. Une végétation insoupçonnée à cette latitude s'étend, avec, en toile de fond, le glacier Marinelli. Un arc-en-ciel surligne d'un trait une colline, un glaçon baleine flotte au milieu du fjord. "Lorsque l'aventurier italien Agostini a jeté l'ancre ici, en 1913, la glace recouvrait tout sur une superficie de 15 km", indique Alicia, la guide. A proximité du bord apparaissent les premières espaces d'arbres au feuillage persistant comme le coihue, le hêtre de Magellan, capable de résister à des conditions météorologiques extrêmes. Le lichen sur les rochers témoigne de l'absence de pollution. Personne ne vit ici. Et celui qui serait tenté ne tiendrait pas très longtemps. Les baies rouges peu sucrées, à la texture de pomme, présentes plus de 6 mois par an, ne suffisent pas à nourrir l'homme.

Sur cette terre inhabitée évoluent en toute quiétude des renards rouges, des canards et des rats géants guettés par les condors, qui tournoient sans cesse dans le ciel, toujours à l'affût.

En progressant dans la forêt surgissent des arbres aux troncs blancs comme pétrifiés. Les castors – plus de 1000 espèces différentes en Patagonie – font de ce territoire un terrain de jeu aux ressources inépuisables. Ces excellents nageurs, qui vivent jusqu'à 30 ans, modifient considérablement l'environnement. La balade continue à travers une forêt majestueuse aux arbres pointant vers le ciel, une végétation en quête de luminosité. Des canelos, une variété découverte par le navigateur anglais Sir Francis Drake en 1578, dégagent un parfum subtil. L'écorce, riche en vitamine C, est également bénéfique pour la santé. Utilisée en infusion, elle aurait permis à de nombreux équipages de guérir du scorbut.

Le groupe se dirige silencieusement vers une paroi rocheuse recouverte de mousse d'où s'écoule une cascade. Il est temps de retourner sur nos pas et de retrouver les embarcations. En milieu d'après-midi, alors que le vent s'est levé, une nouvelle expédition mène aux îlots Tuckers pour une session d'observation des manchots de Magellan. Sur le rivage, ils se déplacent par dizaine, profitent de l'été austral pour se reproduire et élever leurs petits ici. Ils cohabitent avec d'impressionnants cormorans dont les nids occupent les cavités creusées par le vent des roches abruptes.

Cap vers le glacier Pia

Le Stella fait route sur le canal Gabriel. Cette partie étroite laisse apercevoir au soleil couchant d'immenses glaciers. La manœuvre est sensible, la concentration de l'équipage redouble de vigilance. Une fois l'embouchure atteinte, le vent souffle tandis qu'une pluie glaciale décourage les passagers de se poster sur le pont. La nuit s'annonce agitée. Elle l'est. Aux aurores, un dauphin jaillit hors de l'eau, une seule fois, laissant planer le doute.

Les nombreuses interrogations des passagers sur cette apparition, après un sommeil troublé par l'intensité des vagues nocturnes, confirment qu'il s'agit bien du cétacé. A ne rien faire de spécial, la matinée à bord passe vite. Contempler le paysage qui défile déboussole. L'espace-temps n'est plus le même. Le bras nord-ouest du canal de Beagle conduit au fjord Pia, spot idéal pour une excursion au plus près du glacier Pia de 1,3 km de large. Cette impressionnante falaise de glace dévoile des teintes allant du vert d'eau au gris strié marbré en passant par un bleu éclatant. Tandis que les pilotes des zodiacs s'approchent du rivage en slalomant habilement entre les blocs de glace, une détonation retentit. Un sérac se détache de la paroi pour se laisser fondre dans le fjord.

Notre groupe de 13 personnes atteint un premier poste d'observation après environ 20 mn de marche, entre gadoue et rochers. La vue est spectaculaire. En avançant, un autre angle se dégage entre les branches. Cinquante mètres plus haut, installés sur des pierres, en communion, nous observons un magnifique lac sur notre gauche. Nous profitons de cet instant précieux, face aux moraines, au glacier et à son dégradé de tonalités et de textures. Au fond, une roche marron enneigée dévoile, comme des cicatrices, de fines chutes d'eau jusqu'à un autre glacier. Après une minute de silence, nous dévalons le chemin sinueux pour vivre intensément, cette apparition ponctuée de l'écho des séracs arrachés à la falaise. Sur le zodiac, nous observons une dernière fois la beauté du glacier.

Demain, le graal de tout marin

A bord règne une atmosphère particulière. Les passagers dévoilent leurs émotions, se révèlent. Au bout de deux jours, il est temps de faire connaissance en portant un toast à "l'avenue des glaciers", cette étonnante succession de montagnes de glace le long du canal de Beagle, nommés Romanche, Italie, Espagne, France, Hollande et Allemagne. Et puis, au détour d'une conversation, certains évoquent le moment fort de la croisière, le Cap Horn. Sera-t-il possible de débarquer sur l'île demain ? Entre certitudes et incertitudes, les verres de vin tintent et les échanges fusent tandis que la nuit tombe. Le lendemain, dès 6h se croisent, dans le salon du 4e étage, les premiers passagers prêts à enfiler parka et gilet de sauvetage. Un café à la main, ils observent, derrière les larges baies vitrées, l'île du Cap Horn. Les mots de l'écrivain chilien Francisco Coleane, dans sa nouvelle Cap Horn, résonnent : "Il y a peu d'années encore, seuls d'audacieux chasseurs de loutres et de phoques s'aventuraient dans ces parages, gens de tous horizons, hommes rudes au cœur coriace comme un poing fermé".

Ils s'interpellent en anglais, en allemand et en espagnol, curieux de recueillir l'avis de chacun sur la situation. La diffusion d'un message invite à croire que tout est possible et que, dans quelques minutes, les zodiacs nous conduiront vers la terre promise. A 6h30, la perplexité gagne l'assistance. De rares optimistes grignotent un biscuit sucré ou un sandwich. Ils veulent y croire. A l'extérieur, les vagues se creusent davantage, se recouvrent d'écume. Et puis, à 6h45, le verdict tombe. Les rafales de 89 nœuds ruinent toute idée de débarquement. La question ne se pose plus. Le Stella peine à s'éloigner du Cap Horn. Comme ceux qui occupent le pont, entre frustration et mélancolie. La mer déchaînée se calme. Nous passons au large de petites îles. Des albatros multiplient les allers-retours au-dessus des vagues, bravant la vitesse du vent, pêchent à la surface de l'eau ou plongent brièvement. Un dauphin austral sort de nulle part, seul, avant de disparaître dans les profondeurs.

Historique baie de Wulaia

A deux heures de navigation, la baie Wulaia, située sur l'île de Navarino, est abritée des vents et offre des eaux peu profondes propices à la pêche. Avec ses forêts de lengas, coihue et de canelos, ses fougères et ses baies comestibles, elle représente une place idéale où vivre paisiblement. Les Yaghans, le peuple nomade aborigène le plus austral, s'est emparé de cette terre riche en histoire. Ils vivent ici depuis plus de 400 ans lorsque le navigateur FitzRoy, à bord du HMS Beagle, s'y arrête une première fois en 1830. Charles Darwin débarque avec lui en 1833. Après avoir traversé un champ d'herbes hautes, un chemin portant le nom du célèbre naturaliste guide vers la forêt où se côtoient d'immenses hêtres.

Nous dépassons l'ancienne station radio transformé en musée. Fougères, petites fleurs jeunes et blanches tapissent le sol, entre deux champignons. Dans cette région du sud, la végétation invite à la rêverie. Deux huttes "akar" révèlent toute l'ingéniosité de l'habitat des Yaghans. En poursuivant la randonnée, des troncs et bois taillés par les castors bordent le sentier balisé. Des fongus prennent racine sur les arbres, des pics verts marquent le bois. Les prédateurs se font rares, faisant de ce territoire lointain un havre de paix pour la faune et la flore. En témoigne ce barrage construit par des castors au bord de l'eau. A 20 mn de marche, le point de vue est sublime. Beau, tout simplement, comme la traduction de Wulaia.

Cette étape enchanteresse marque la fin du périple. Dans quelques heures, le Stella accostera à Ushuaia pour débarquer ses passagers. Certains prolongeront l'aventure jusqu'en Antarctique, d'autres rentreront dans leur pays d'origine. Avec une image marquante, ou plusieurs, et le sentiment, pour chacun, d'avoir vécu un voyage fantastique.

Y aller

Australis est la seule compagnie autorisée à circuler dans les fjords de la Terre de feu et à débarquer au Cap Horn (lorsque la météo le permet). Elle dispose de deux bateaux de 100 cabines confortables – Stella et Ventus – et organise des croisières de 4 ou 8 nuits de septembre à avril au départ de Punta Arenas ou d'Ushuaia.

A partir de 1 200 € par personne en pension complète avec les excursions. Australis.com

Pour aller plus loin

Cap Horn de Francisco Coloane, Editions Libretto, 8,70 €.

Magellan de Stefan Zweig, Le livre de poche, 7,30 €.

Patagonie et terre de feu de Jac Forton, Editions Peuples du monde, 30 €.