Delphine de Vigan : « Un moyen d’appréhender le monde, de m’y maintenir »

Après cinq romans, et forte du fabuleux succès de "No et moi" (400 000 exemplaires et une adaptation au cinéma par Zabou Breitman), Delphine de Vigan retrace le destin tragique de sa mère qui mit fin à ses jours en 2008 à l’âge de 61 ans. Ni éloge inconditionnel ni règlement de compte familial, voici un livre simple, sincère, puissant. Une rencontre entre une fille et sa mère.

— Dix ans après votre premier roman, Jour sans faim, vous revenez à l’autobiographie. Qu’est-ce qui pousse un jour l’écrivain à puiser dans la réalité familiale plutôt que dans la fiction ? Qu’est-ce qui incite à dévoiler des non-dits et des secrets de famille ? Je ne crois pas qu’il s’agisse de choix conscients ou raisonnés. Rien ne s’oppose à la nuit s’est imposé dans mon travail, dans ma trajectoire d’écrivain, de manière incontournable. Il faut parfois plusieurs années pour comprendre les vrais motifs qui sous-tendent un livre, ou pour savoir pour quelles raisons on l’a écrit. Celui-ci n’échappe pas à la règle, et il me faudra du temps pour comprendre ce qu’il abrite réellement. — Ce livre ne s’est pas écrit sans souffrance, je suppose. Avez-vous été tentée d’abandonner ? Je ne suis pas sûre que souffrance soit le bon mot. Ce livre a été pour moi un facteur de perturbation et d’inconfort majeur ! Mais l’écriture n’est pas une aire de repos. C’est valable pour tous les livres. En ce qui me concerne, j’alterne des périodes de doutes, de découragement, et les périodes d’exaltation… Peut-être pour ce livre-là, ai-je à la fois davantage ri et pleuré que pour les autres. — Quelles ont été les réactions de votre famille ? Ma famille a appréhendé et apprivoisé ce livre avec beaucoup de bienveillance et d’intelligence. Bien sûr, ce n’est pas à moi de dire si ce livre est important pour d’autres gens de ma famille. Il l’est pour moi et ils ont montré beaucoup de respect pour ma démarche. — Finalement, tous vos livres sont des romans d’amour. Est-ce un territoire que vous entendez explorer sous toutes ses formes ou existe-t-il d’autres sujets que vous entendrez aborder par la suite ? Oui, c’est vrai. Mais tous mes livres parlent aussi de solitude, de fragilité, de désillusion… Au fond, je crois que ce sont les êtres qui m’intéressent, même si j’espère que mon écriture saura se déployer et s’aventurer pour leur offrir des territoires plus vastes que ceux dans lesquels ils se débattent actuellement ! — Pourquoi avoir choisi un pseudonyme pour votre premier roman ? Je ne peux pas vous donner la vraie réponse à cette question. — Qu’est-ce qui vous a amené à écrire ? Comment vous est venu le déclic, l’envie ? J’ai toujours eu l’intuition que l’écriture était née pour moi dans un moment de rupture, d’exil, de violence. Je raconte d’ailleurs en partie ce moment dans Rien ne s’oppose à la nuit. L’écriture est devenue pour moi un moyen d’appréhender le monde, de m’y maintenir. — Vous souvenez-vous de l’instant où vous avez décidé d’être écrivain ? Et de celui où vous avez décidé de ne vivre que de votre plume ? Je n’ai jamais décidé d’être écrivain. Je me suis mise à écrire, de plus en plus, et je suis passée d’une écriture intime, qui n’était pas destinée à être lue, à une écriture plus construite, maîtrisée, destinée à l’être. J’ai longtemps écrit le soir, après ma journée de travail et une fois que mes enfants étaient couchés. Plus tard, j’ai quitté mon entreprise pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec les livres. Je pensais me donner quelques mois pour souffler et me mettre en recherche d’un nouveau travail. Le succès de No et moi m’a permis de prolonger cette période. Depuis je « vis de ma plume » en effet, je profite de pouvoir écrire le jour, sans fatigue, et c’est un grand sentiment de liberté. Cela ne durera peut-être pas. — L’écriture est-elle chez vous une seconde peau ? Êtes-vous constamment en éveil ? Prenez-vous beaucoup de notes ? Vous astreignez-vous à une régularité ? Oui. Comme je le disais, c’est une manière d’être au monde. J’ai toujours de quoi noter avec moi, et même à côté de mon lit pour éviter d’avoir à me relever. J’alterne des périodes d’écriture, où je me mets à ma table tous les matins sans exception, et des périodes de jachères (ou d’incubation) pendant lesquelles je n’écris pas (mais je prends souvent des notes, plus ou moins utiles d’ailleurs !). Je suis incapable d’enchaîner deux livres, il me faut souvent plusieurs mois pour sortir véritablement d’un texte et en commencer un autre. — Étiez-vous, êtes-vous une grande lectrice ? Quels sont vos auteurs de prédilection ? Qu’y a-t-il dans votre bibliothèque ? Je suis une bonne lectrice, oui, depuis l’adolescence. J’ai toujours un livre en cours et je fonctionne de manière assez obsessionnelle : lorsque je découvre un auteur, j’enchaîne les livres sans pouvoir passer à autre chose. Je lis surtout de la littérature contemporaine, mais je reviens régulièrement sur des classiques que j’ai lus il y a longtemps, que j’ai étudiés, ou à des œuvres que je n’ai jamais lues. Ainsi, j’ai récemment relu Le diable au corps de Raymond Radiguet, qui est un chef-d’œuvre. — Vous fûtes directrice d’études dans un institut de sondages spécialisé dans l’observation sociale. Cette activité vous a-t-elle servi dans l’élaboration de vos romans de fiction ? Non, je ne crois pas. J’ai travaillé sur l’observation sociale en entreprise, ce qui recouvre un domaine assez pointu et centré sur les relations professionnelles et les conditions de travail. Je n’ai abordé l’entreprise que dans Les heures souterraines, et c’est un livre que j’ai écrit après avoir quitté ma propre entreprise. Il n’est pas inspiré par ma pratique professionnelle. Je l’ai écrit à partir d’une expérience personnelle, et à partir de témoignages très intimes que j’avais pu recueillir sur la souffrance au travail de la part de gens qui avaient traversé des périodes d’isolement ou de harcèlement. Ensuite, la fiction a fait son travail. RIEN NE S’OPPOSE À LA NUIT, Delphine de Vigan, Éditions JC Lattès, 400 p., 19 € © photo : Delphine Jouandeau