Clio Barnard (ALI & AVA) : "La vie intérieure des gens est riche et complexe"

L'alchimie ne s'explique pas, mais dans "Ali & Ava", en salles le 2 mars, Clio Barnard la dépeint avec subtilité et musicalité. La réalisatrice anglaise met en scène la rencontre de deux êtres profondément lumineux dans un contexte social morose. On a parlé avec elle de cet immense coup de cœur.

Clio Barnard (ALI & AVA) : "La vie intérieure des gens est riche et complexe"
© Clio Barnard à l'avant-première londonienne de "Ali & Ava", le 13 octobre 2021 - Landmark Media/NEWSCOM/SIPA

Avec Ali & Ava, au cinéma le 2 mars, la réalisatrice du Géant égoïste continue de brosser un portrait social de la ville de Bradford, en Angleterre, tout en ajoutant des nuances d'amour et d'espoir au tableau. La cinéaste Clio Barnard a souhaité rendre hommage à deux personnalités rencontrées au cours de ses tournages. Dans son long-métrage, Ava est une assistante scolaire, mère et jeune grand-mère dévouée. Elle croise la route d'Ali, un propriétaires d'appartement aussi attachant qu'extraverti. Alors que tout les oppose, ces deux grands sensibles vont se rapprocher, par la musique d'abord, avant que les sentiments ne rythment leur relation. La grisaille ambiante de la toile de fond (précarité, racisme, violences conjugales) s'illumine grâce à l'humanité de ces personnages. Sa réalisatrice nous en parle.

Votre film montre l'amour entre deux âmes, l'alchimie avant les points communs. Qu'est-ce qui attire Ali et Ava l'un vers l'autre ?
Clio Barnard
: Ava est attirée par l'irrévérence, l'énergie et la joie d'Ali, alors qu'Ali est attiré par le côté chaleureux et la générosité d'Ava. Beaucoup de choses les différencie : leurs origines, les coins d'où ils viennent, leurs goûts musicaux… Ava est d'un quartier majoritairement ouvrier, blanc, elle aime le folk. Ali vient d'un quartier majoritairement sud-asiatique et il écoute de la musique électro. Ils sont aussi à des stades très différents de leur vie : Ava a eu ses enfants jeunes, elle est déjà grand-mère, alors qu'Ali est à la fin de sa trentaine et espère fonder une famille. Malgré tout ce qui les oppose, il y a une alchimie indéniable entre eux. Ils trouvent une connexion joyeuse et sont un catalyseur de changement dans la vie de chacun.

"Je voulais célébrer les vies ordinaires"

Que vouliez-vous démontrer avec leur rencontre, leur amitié et enfin leur histoire d'amour ?
Clio Barnard 
: Je voulais célébrer des "vies ordinaires", pour montrer à quel point la vie intérieure des gens est riche et complexe. Ali et Ava sont inspirés par de vraies personnes, rencontrées au cours de mes précédents tournages, et je voulais leur rendre hommage, ainsi qu'à l'endroit où ils vivent - la ville de Bradford. Je voulais aussi montrer qu'on peut tomber amoureux à tout âge.

Comment avez-vous choisi Adeel Akhtar et Claire Rushbrook, leurs interprètes ?
Clio Barnard
 : J'ai rencontré Adeel en 2016 et nous voulions depuis faire un film ensemble. Nous avons construit le personnage d'Ali tous les deux et développé l'histoire à travers des ateliers. J'ai adoré Claire dans Under the Skin, un film écrit et réalisé par Carine Adler. Elle est arrivée plus tard sur le projet, une fois le scénario écrit. Elle et Adeel ont passé un "test d'alchimie" pendant lequel ils ont improvisé la scène sur le canapé où ils écoutent ensemble de la musique différente, avec des écouteurs. Ils m'ont fait rire et pleurer. Il était clair qu'il y avait une véritable étincelle entre eux et que cette alchimie se traduirait à l'écran.

Adeel Akhtar et Claire Rushbrook dans "Ali & Ava" © Rezo Films

Qu'ont-ils ajouté aux personnages ?
Clio Barnard
 : Ils ont tant apporté à leurs personnages ! Ils se sont tous deux plongés dans le monde réel des personnes qui ont inspiré l'histoire. Claire a passé beaucoup de temps avec Rio (la personne sur laquelle Ava est basée) et les siens, et a recréé une famille à l'écran avec les acteurs et non-acteurs qui les ont interprétés. Adeel a appris à connaître Moey Hassan (la personne sur laquelle Ali est basé) et le quartier dont il est originaire. Pour le tournage, nous avons utilisé la vraie maison de Moey comme maison d'Ali et les locataires slovaques sont les véritables locataires de Moey. Adeel et Claire y ont mis tout leur cœur, avec une réelle générosité face à des gens qui n'avaient jamais joué la comédie auparavant. Leurs performances étaient si fortes que nous avons pu couper des dialogues et permettre au public de ressentir une histoire d'amour plutôt que de se la faire raconter.

Plus qu'une histoire d'amour, le film est aussi un portrait social. Comment avez-vous abordé ces deux sujets ?
Clio Barnard
 : Il était très important de trouver un équilibre - pour montrer qu'il y avait des pressions sociales, mais aussi des obstacles internes à leur amour. Il y a eu violence et racisme au sein de la famille d'Ava et Ali lui permet de faire face à ce passé difficile. C'est comparable à la violence et au racisme du colonialisme. Ce n'est pas un hasard si les parents d'Ali et d'Ava viennent d'anciennes colonies ayant des antécédents sur ce sujet. D'une manière très humaine, Ava a l'impression de protéger son fils Callum en ne lui disant pas la vérité sur son père - qui était membre d'une organisation d'extrême droite - mais au final, cela empêche la famille d'avancer. Cela rappelle à la Grande-Bretagne la nécessité de faire face à sa propre histoire. Pour Ali, la menace de la violence est un poids énorme, non seulement difficile à gérer en soi, mais aussi parce que ce n'est pas explicite. Ce qui est aussi vrai pour Moey. En tant que personnage, il choisit de laisser aux gens le bénéfice du doute et de le prendre à la légère, mais il porte un énorme fardeau. Ceci est exprimé sans mots par Ali quand il danse sur la voiture. Il demande des comptes à Ava pour sa complicité. En plus de cela, Ali est dans le déni face à sa femme qui veut le quitter. La vraie raison pour laquelle il ne peut pas le dire à sa famille est qu'il ne veut pas que ce soit vrai. Ali a énormément de pressions et de responsabilités. Ces thèmes sont incroyablement importants et traversent le film, mais c'est aussi une histoire d'amour pleine de musique et de danse. J'espère que ces sujets se ressentent à travers les personnages du film.

Même si le film prend place à Bradford, il peut se référer à beaucoup d'endroits. Il est à la fois très spécifique et universel. Comment expliquez-vous cela ?
Clio Barnard
 : En étant très précis et détaillé sur les gens et les lieux, il y a une chance de puiser dans quelque chose d'universel. C'est difficile d'expliquer pourquoi. Peut-être que si cela sonne vrai en termes de spécificité, ça résonne pour nous tous. C'est du moins l'objectif. 

Pourquoi la musique prend-elle autant de place dans le film ?
Clio Barnard
 : La musique est joyeuse et Adeel et moi avons parlé de la "joie comme acte de résistance", qui est le titre d'un album des Idles. Les playlists et la musique sont souvent un élément important dans un début d'histoire d'amour - du moins d'après mon expérience, et je ne pense pas être la seule dans ce cas.

Adeel Akhtar et Claire Rushbrook dans "Ali & Ava" © Rezo Films

Ava apprend à vivre sa vie avant de prendre soin des autres. Quel est le message derrière cette émancipation ?
Clio Barnard
 : Ava fait toujours passer les autres en premier, mais cette fois elle fait un choix différent, ce qui est difficile pour elle. Elle a un grand cœur et je crois que c'est pour cela qu'elle s'occupe de ceux qui l'entourent, mais elle évite aussi quelque chose. Elle a survécu à la violence conjugale et il lui est difficile de trouver l'amour après une expérience comme celle-là. Ali lui permet d'amorcer ce changement.

Les histoires d'amour tardives sont-elles plus romantiques que le premier amour selon vous ? En quoi sont-elles intéressants à capturer ?
Clio Barnard
 : Je pense que les histoires de premier amour et d'amour tardif sont aussi romantiques. J'ai été en partie inspirée par Brève Rencontre, une romance entre deux personnes d'âge moyen, qui se déroule sur un mois civil. Ali & Ava est un film sur des personnes de la classe ouvrière qui se déroule sur un mois lunaire. Le frisson d'une nouvelle histoire d'amour peut arriver à tout âge, je voulais célébrer cela.

Ali & Ava est finalement très optimiste, il donne de l'espoir. Quelle est la nécessité de telles histoires de nos jours ?
Clio Barnard
 : Beaucoup de politiciens toxiques ont exploité la polarisation et la division, se sont servi de la peur et de l'incertitude pour leur propre profit. D'un autre côté, de bas en haut, il y a eu beaucoup d'actions collectives, des gens se sont rassemblés pour une cause commune, ont pris soin les uns des autres. Parmi les personnes rencontrées à Bradford, j'ai constaté beaucoup d'attention et de gentillesse, surtout de la part de Rio et Moey, qui ont inspiré les personnages. C'était très important de rendre hommage à ça afin de contrer le récit de la division.