Maïwenn (ADN) : "La mort m'a réveillée"

Avec "ADN", son cinquième long-métrage de réalisatrice en quinze ans, Maïwenn se met en scène dans un récit familial à la fois personnel et totalement universel. Cette œuvre chorale, en salles le 19 mai, évoque avec humour et gravité deux thématiques chères à son auteure : le deuil et la quête identitaire.

Maïwenn (ADN) : "La mort m'a réveillée"
©  Jacques BENAROCH/SIPA

En seulement cinq films, elle est devenue l'une des cinéastes les plus en vue en France, et à l'international. Après Police, prix du jury à Cannes en 2011, et Mon Roi, qui a valu en 2015 à l'actrice Emmanuelle Bercot un prix d'interprétation, toujours à Cannes, Maïwenn nous revient avec son film le plus intime et le plus réussi: ADN. Elle y incarne une jeune femme qui sombre dans une tempête familiale après la mort de son grand-père algérien, pilier d'une smalah vivante et vibrante.
Fougueuse, libre et inspirée, l'intéressée y multiplie les thématiques avec une rare aisance, proposant à son casting cinq étoiles une partition du réel qui emporte tout sur son passage. Rencontre.  

Maïwenn dans "ADN". © Le Pacte

En présentant ADN au Festival Lumière de Lyon, vous avez dit : "Un bon film, c'est quand tous les personnages ont raison." Un commentaire sur cette phrase ?
Maïwenn :
(sourire) Oui… Si l'écriture est catégorique dans un livre ou un film, qu'elle propose une vision manichéenne avec méchant/gentil, j'en sors totalement. Pour moi, ce n'est pas ça la vie. Ce n'est pas noir ou blanc, c'est gris, on le sait bien. Ce qui nous tient en haleine, c'est quand les choses épousent la complexité du réel, quand il y a plein de paradoxes. C'est génial de sentir par exemple qu'on peut tomber amoureux d'un méchant. Avec de la subtilité, le spectateur se sent d'un coup invité à travailler, à réfléchir… Quand les intentions sont trop stabylotées, on est en effet trop contemplatifs et plus du tout acteurs du récit.  

Est-ce qu'on a raison même quand on a tort ?
Maïwenn :
J'ai l'impression que pour avoir une boussole, il faut avoir la force de ses convictions et se dire qu'il y a quand même ceux qui ont tort et ceux qui ont raison. Parce qu'autrement, on devient fou…

Vous dites fonctionner à l'obsession. Attendez-vous qu'elle passe ou filmez-vous à chaud, pendant qu'elle est là ? Parce que ce n'est vraiment pas pareil…
Maïwenn :
A chaud… Je suis tout à fait d'accord avec vous. C'est d'ailleurs très intéressant de connaître le moment précis où traiter l'obsession. Si elle ne me hante pas, ça veut dire que je n'ai plus envie de faire le film. Ce qui nourrit mon désir, c'est quand mon obsession -qui est toujours un prétexte- arrive à son maximum ; à condition, bien sûr, d'avoir pu la nourrir de plein d'idées artistiques. Je ne règle pas mes obsessions en réalisant. Je ne me débarrasse que d'une partie.

"Raconter sa vie, ça n'a rien d'artistique

ADN s'inscrit dans votre propre quête identitaire. Faire des films vous a-t-il permis de mieux vous comprendre ? De mieux vous trouver ?
Maïwenn :
Non, je pense que c'est le contraire : il faut bien se connaître pour faire un film. Je n'apprends rien sur moi en mettant en scène. Ce sont les événements de la vie qui jouent ce rôle. J'ai traversé le plus grand deuil de ma vie, celui de mon grand-père, en étant complètement perdue, en n'ayant aucune idée de ce que j'étais en train de devenir. A ce moment, la vie m'a fait découvrir quelque chose que je n'avais pas prévu.

Je sais que vous réfutez le mot "autobiographie"… Mais on sent que le grand-père du film est probablement ce qui se rattache le plus à votre vécu…
Maïwenn :
Oui, mais ce n'est pas le mien… Je n'ai pas de problème à dire que "je me suis servie de". Il y a une énorme nuance, et je trouve qu'on ne la met pas assez en avant, entre se servir de et raconter sa vie. Raconter sa vie, ça n'a rien d'artistique. Se servir d'éléments de sa vie pour en extraire des choses qu'on va réécrire et rajouter aux fantasmes, au lyrisme, à la poésie, aux acteurs, etc., c'est différent. D'un coup, c'est un élément parmi d'autres. On ne fait pas un gâteau qu'avec du beurre. C'est impossible. Il faut de la farine, des œufs... De même, un film ne saurait s'appuyer uniquement sur l'autobiographie.

Est-ce que le cinéma corrige le réel ? Un cinéaste règle-t-il forcément des conflits intérieurs en disant "Action !" ?
Maïwenn :
Ça comble des fantasme… Mais même pas… (Réflexion) Si on se dit qu'on met dans les films ce qu'on n'a pas osé faire ou dire, qu'on le fait dire à nos personnages, c'est douloureux parce qu'on se met à vouloir vivre dans l'intrigue. Ce n'est pas facile de régler tout ce qui ne va pas dans une œuvre pour compenser la détresse dans nos vies.

Avez-vous réellement fait un test ADN ?
Maïwenn :
Oui, c'est celui qu'on voit dans le film. Ça me faisait rire de le faire. Je n'aurai jamais pensé être italienne, grecque, ibérique… C'est incroyable. Je trouve que c'est une des lectures possibles à notre identité. Il y a aussi l'envie d'appartenir à un pays qui prend le dessus. Moi, j'ai pris la nationalité algérienne par choix même si mon ADN n'est qu'à 15% nord-africaine.  

Qu'est-ce qui vous rattache autant à l'Algérie ?
Maïwenn :
C'est la madeleine de Proust. Quand je vais là-bas, j'ai l'impression de retrouver un paradis perdu. Ce sont les moments de ma vie où je n'avais pas de violence à gérer, à subir. J'étais le centre du monde pour mes exceptionnels grands-parents, qui m'ont portée. Ils avaient une attention sur moi que je n'avais jamais avec mes parents. Tout simplement de l'amour…

"La routine m'a construite"

Qu'ont-ils apporté à votre vie ?
Maïwenn :
Ils m'ont tout apporté, absolument tout. Tout ce que mes parents n'ont pas pu me donner, à commencer par une routine. La routine m'a construite. Les repas toujours à la même heure. On regardait toujours la même chose à la télé, les câlins à telle heure... Le rituel de la routine m'a complètement apaisée.

Qu'est-ce qui vous interpelle le plus dans le sujet du deuil et de la mort ?
Maïwenn :
Ça me questionne… parce que je suis peut-être passée par là. Dans ADN, je partage une façon de faire un deuil comme il en existe tant d'autres. Il y a plein de formules. Mais rien ne m'allait. La seule qui m'a aidée, c'est celle de Michel Onfray : "La meilleure façon de vivre avec les morts, c'est de vivre sous leur regard." En entendant ça, j'ai trouvé la première porte de mon deuil. Ça m'a parlé plus que cette idée bullshit selon laquelle les morts vivent en nous. Pour vivre sous le regard de nos morts, il faut aller les chercher, trouver le chemin pour les sentir au-dessus de nous. Il y a un labyrinthe qui n'est pas facile à trouver.

Maïwenn, Fanny Ardant, Louis Garrel... dans "ADN". © Le Pacte

Ce sens, ce chemin, l'avez-vous trouvé ?
Maïwenn :
Oui je pense… Mais en changeant ma vie, mon quotidien, mes centres d'intérêt, en me donnant l'envie de comprendre la société. Mes grands-parents étaient drogués à l'actualité. Tous les soirs, on discutait autour du JT, avec des débats et des engueulades suivant les positions des uns et des autres. J'ai baigné dans une ambiance de grands-parents de gauche, engagés, indignés, sans pour autant que ça prenne une énorme place ces dernières années. Puis j'ai perdu deux de mes meilleures amies, ma grand-mère… Et, il y a trois ans, j'ai perdu mon grand-père. La mort m'a réveillée. C'est comme si, d'un coup, on m'avait donné l'heure. Il a fallu que je parle avec la mort, qu'on s'explique, qu'on établisse une langue pour que je sois d'accord… La vie fait qu'on y est forcément confronté. Plutôt que de me dire que les morts vivent en moi, j'ai cherché à vivre sous le regard de mes grands-parents en donnant un sens citoyen à ma vie… Ne plus m'intéresser aux gens qui me détruisaient, à mon art, aux choses futiles… Je suis devenue une droguée des actus. J'essaye de m'enrichir l'esprit en suivant les débats politiques, en m'intéressant à l'Histoire entre la France et l'Algérie. Je suis issue de cette relation. Je voulais savoir d'où je viens. Je pense que les enfants d'immigrés dont les grands-parents ont connu la colonisation, portent le gène du colonialisme. Cela se manifeste d'une manière ou d'une autre dans notre vie de tous les jours. On dit toujours que je suis une femme engagée, rebelle… Ça vient des grands-parents.

Il y a dans ADN la volonté de revendiquer des identités plurielles… Là se trouve sa portée politique…
Maïwenn :
Tout acte intime est politique. L'intime, c'est la politique. Je suis convaincue de ça. C'est le devoir des artistes de faire un pont entre la politique et le peuple. Je ne comprends souvent pas grand-chose aux politiciens et, souvent, les œuvres m'apprennent la politique. Heureusement que certains artistes ont le courage de dire qu'il faut se réveiller, au risque de se faire taxer de donneurs de leçon. C'est plus facile de ne rien dire que de dire. Un artiste se doit de dire des choses, même si c'est parfois scabreux.