Louis-Julien Petit : "Carole Matthieu est un témoignage sur une société gangrenée"

INTERVIEW - Louis-Julien Petit s'attaque à un sujet difficile pour son deuxième film. Dans "Carole Matthieu", adaptation du livre "Les Visages Ecrasés" de Marin Ledun, au cinéma le 7 décembre, il met en scène un médecin du travail consacré à la détresse des salariés soumis au management de la terreur. Rencontre.

Louis-Julien Petit : "Carole Matthieu est un témoignage sur une société gangrenée"
© LAMACHERE/SIPA

Carole Matthieu est entièrement dévouée aux salariés de Melidem, l'entreprise dans laquelle elle officie en tant que médecin du travail. Face au mal-être et à la détresse des employés, soumis à des méthodes de management hyper agressives, elle tente d'alerter la direction sur les conséquences dramatiques pour le personnel. Le film de Louis-Julien Petit, inspiré du roman de Marin Ledun, Les Visages Ecrasés, paru en 2011, traite d'un sujet tabou, ou en tout cas, qu'on préfère laisser sous le tapis. L'auteur y raconte son expérience d'ingénieur chez France Télécom pendant la vague de suicides qui a endeuillé l'entreprise. Carole Matthieu a rassemblé presque 1 million de téléspectateurs le 18 novembre, lors de sa diffusion sur Arte. Histoire de toucher le public le plus large possible et de sensibiliser en masse sur ce fléau, le film sort également au cinéma le 7 décembre. Le réalisateur nous a parlé du message que véhicule son long-métrage et de la souffrance au travail. Rencontre.

Le Journal des Femmes : Comment avez-vous découvert le livre Les Visages Ecrasés
Louis-Julien Petit :
Isabelle Adjani avait mis une option sur les droits. J'ai découvert ce roman par ma productrice et j'ai été complètement bouleversé par son propos, par ce personnage, par Carole Matthieu. Je l'ai lu d'une traite, en 3 jours. J'ai rencontré Isabelle Adjani 4 jours après. Elle m'a demandé si ça m'intéressait de réaliser l'adaptation. J'ai rencontré Marin Ledun dans le sud-ouest de la France pour l'écouter, pour connaître ses envies, ses frustrations.

Carole Matthieu est seulement votre deuxième film. Sentiez-vous que vous aviez les épaules pour évoquer un tel sujet ?
Non. J'ai toujours peur parce que je veux essayer de faire de mon mieux. J'ai dit à Isabelle [Adjani, ndlr] et à ma productrice que j'allais essayer de faire l'adaptation ; essayer de prendre un tiers de ce que Marin Ledun avait envie de dire, un tiers de ce que j'allais comprendre des plateaux de téléphonie, des médecins du travail et un tiers d'instinct des acteurs et de l'équipe technique. Je ne vis pas les choses de manière narcissique en me demandant si j'ai les épaules parce qu'on ne fait pas un film seul, c'est une équipe technique et artistique. Sur Carole Matthieu, il y avait 90% des techniciens de Discount. Je travaille en équipe, même dans la réflexion. Il n'y a pas de hiérarchisation des choses. Chacun peut apporter un élément. C'est dans la confiance et dans le respect qu'on peut maximiser les talents des autres.

Avant de travailler sur le film, étiez-vous sensibilisé au thème de la souffrance au travail ?
Pas du tout. Je suis intéressé par des films avec des intrigues où il arrive des choses au personnage. J'essaie d'être à l'écoute des problématiques de société que je trouve assez intéressantes pour mobiliser 2-3 ans de ma vie. Ce qui a été bouleversant pour moi, c'est quand je suis allé en investigations, les témoignages que j'ai reçus. La réalité dépassait la fiction. C'était une urgence de faire ce film. J'avais un autre projet en cours et j'ai arrêté pour me consacrer pleinement à l'adaptation de Carole Matthieu.

Comment ça s'est passé concrètement sur le terrain ? Vous êtes allé voir des entreprises de télécommunication ?
Oui, des entreprises qui m'ont ouvert la porte. Quand j'ai fait la tournée de Discount, j'ai fait une soixantaine de dates dans toute la France. J'ai rencontré des gens qui m'ont dit : "C'est drôle, vous parlez de la déshumanisation au travail, du remplacement des hommes par la machine, mais en fait nous on travaille sur des plateaux de téléphonie…" C'est comme si le film était tracé. J'ai gardé les contacts de ces gens. Marin [Ledun, ndlr] connaissait aussi certaines sociétés. Les personnes qui m'ont ouvert la porte sont sensibilisées au bonheur au travail donc il ne faut pas croire que dans tous les plateaux de téléphonie, ça se passe comme ça.

© Paradis Films

Ce que vous montrez dans le film sont des choses que vous avez constaté en réalité ?
Ce n'est pas ce que j'ai vu, c'est ce qu'on m'a témoigné.

Vous êtes-vous autocensuré par rapport à la réalité ?
Oui. Il y a un logiciel qui prend des captures d'écran par webcam pour savoir si on sourit au téléphone. Les employés ne tapent même pas les numéros : toutes les secondes, dès que le téléphone est raccroché, tac, ça rappelle. C'est 800, 900, 1 000 coups de fil par jour à des gens qui raccrochent, qui leur hurle dessus. Ils lisent des phrases toutes faites, des scripts. Ils sont écoutés, filmés et écoutés par leur manager, par le chef de plateau qui écoute le manager et la direction de la qualité des services écoute le chef de plateau. Est-ce qu'il y a moins humain que ce système-là ? On est habitués aujourd'hui à "Big Brother is watching you", on est habitués à être fliqués et filmés presque tout le temps, à être capté dès qu'on retire 20 euros, quand on prend le métro…

Avez-vous rencontré des médecins du travail ?                                         
Deux médecins m'ont énormément accompagné. L'une était la médecin du travail de Marin Ledun, docteur Brigitte Font le Bret. Elle est à Grenoble et m'a mis en situation d'écoute dans son cabinet. Elle m'a rapporté des témoignages et m'a expliqué tout ce qu'elle vivait. Il y a aussi une autre médecin du travail, en région parisienne qui, elle, travaille dans une énorme entreprise. C'était très proche de Carole Matthieu. Elle m'a montré son cabinet, elle m'a présenté ses infirmières. Elle m'a livré beaucoup de choses dont je me suis servi dans le film. 

Avez-vous senti une forme de désespoir chez elles ?         
Non, parce que ce sont deux médecins arrivent à mettre la frontière, à mettre une distance entre le patient et elles, ce qui n'est pas le cas du personnage de Carole. Au contraire, c'est parce qu'elles font ce métier qu'il y a de l'espoir. Elles ont pu être en doute sur leur capacité à être écoutées, à être entendues par la hiérarchie parce qu'elles font un travail de prévention, d'alerte. Quand j'ai montré le film à une des médecins, elle m'a dit que c'était génial. Elle a compris que c'était une fiction. Ce n'est pas la perception de la réalité qui compte dans le film. C'est un témoignage sur une société qui ne va pas bien, gangrenée. 

Espérez-vous que le film changera les choses ?
On espère tout le temps. Le film est politique puisqu'il fait débat, comme Discount. C'est un film politique parce que l'intrigue est sociétale. Le problème, c'est qu'est-ce qu'on en fait, nous ? C'est un film radical, plus frontal, où il n'y a pas d'espoir. L'espoir est en nous, spectateurs qui voyons le film. Qu'est-ce qu'on va en faire ? On a fait pas mal de festivals, on a beaucoup débattu. C'est très important. Je souhaite encore débattre de ces problématiques pour essayer de trouver des solutions. Quand j'ai fait Discount, je ne me suis pas dit "je souhaite qu'il y ait une loi qui passe". Le film n'est plus le mien. Aujourd'hui, il y a des lois. Reconnaître le burn-out comme maladie professionnelle, peut-être que ça permettrait aux entreprises, qui sans doute inconsciemment appuient le hard management, de réfléchir en amont pour prévenir et de réfléchir sur le bonheur au travail. C'est une vraie problématique. Je suis réalisateur, pas politicien. J'ouvre le débat, je n'ai pas les réponses.

Y-a-t-il des actions prévues avec le ministère du Travail, conseil de l'Ordre des médecins ou d'autres instances ?
J'espère que des choses seront prévues. Le film ne m'appartient plus, il est ouvert à tout le monde. Si des personnes ont envie de débattre autour de ça, au ministère ou ailleurs, dans des associations, je serai là pour le soutenir.

Il était prévu dès le départ que le film soit aussi dur ?
Je voulais faire un film frontal, sans concession et je voulais incarner la souffrance au travail. Les films qui m'ont le plus remué en tant que cinéphile, c'est les films qui m'ont fait voyager et qui m'ont fait mal : Les Invasions Barbares, de Denys Arcand; La Chambre du Fils, de Nanni Moretti… Je n'ai pas passé un bon moment devant le dernier film de Ken Loach, Moi, Daniel Blake, je n'ai pas passé un bon moment. C'est un film radical, extrêmement dur et pourtant, ça soulève des problématiques de société. Nous, cinéastes, on est aussi réceptacles de ces douleurs-là, d'un regard de la société qui se durcit. On oublie le rapport humain, on ne se parle plus, on ne prend plus le temps. J'avais envie de faire un film comme ça et c'était intéressant de le faire pour Arte, qui est un vrai laboratoire. C'était un accompagnement plutôt qu'une direction et c'est très agréable. Ça m'a laissé une liberté folle dans ma mise en scène.

Comment expliquez-vous que Carole Matthieu n'arrive pas à mettre la frontière entre elle et ses patients en souffrance ?
Parce qu'elle est à la fois victime et bourreau. Dans le roman, Marin Ledun dit que c'est un ange mi-exterminateur, mi-rédempteur. C'est un système qui pousse à l'aliénation. On est aliénés. Que ce soit Carole Matthieu ou les autres personnages. Elle ne met pas la frontière parce qu'elle est le réceptacle des douleurs. Elle donne son portable et beaucoup d'elle. C'est un altruisme destructeur. Elle donne pour les autres au détriment de sa vie.

Cette vision du monde de l'entreprise, c'est la vôtre ?
Non, j'ai fait un film frontal pour soulever des questions. Comment est-ce possible de vivre dans cette société-là, dans ce genre d'entreprise ? Encore une fois, on voit avec l'actualité que je suis bien en dessous de la réalité. Je n'ai pas envie de fermer les yeux sur des choses qui se passent. Les films, par leur force médiatique, appuient quelque chose qui ne va pas bien. On ne peut pas tout le temps cacher les sujets tabous.  

A quelles solutions pensez-vous ?
Il faut un accompagnement, une reconnaissance du médecin du travail plus forte, donner plus de responsabilités aux syndicats. Reprendre les méthodes de travail à la base, considérer l'autre, faire confiance, discuter, fédérer. La cohésion sociale dans une entreprise, c'est important. Marin Ledun m'avait raconté que ses collègues avaient pété un plomb quand on avait enlevé la machine à café. C'était le seul endroit où ils pouvaient se parler entre eux. Il y a un roman qui s'appelle L'open space m'a tuer qui est assez intéressant. Avant, on avait nos bureaux, personnalisés avec des photos. Maintenant, dans l'open space, il n'y a plus rien. Il faut peut-être travailler sur la repersonnalisation de l'employé, sur l'identité et le rôle dans l'entreprise, à toutes les strates. Il faut aussi réfléchir à ce qu'on fait nous, consommateurs-délateurs, puisqu'on nous appelle pour noter les gens à travers des questionnaires de satisfaction. Ça a des conséquences directes sur les salariés quel que soit le service.

© Paradis Films

Comment avez-vous dirigé Isabelle Adjani ?
Est-ce qu'on dirige Isabelle Adjani ? La direction d'acteur, c'est très compliqué. C'est quelque chose qui se fait hors champ. C'est un travail d'accompagnement en amont, une mise en condition. 

Quels retours avez-vous eu des spectateurs ?
On a souvent l'impression que c'est le téléconseiller qui va dire qu'il se reconnaît, mais c'est souvent les cadres qui n'acceptent pas de faire subir des choses. Dans Discount, c'était les directeurs de magasins qui se reconnaissaient. Là, ce sont les inspecteurs du travail, les médecins, les RH... Le film permet de libérer la parole et à la donner à ceux qui ne l'ont pas forcément.

Quels sont vos modèles dans le cinéma ?   
La colère du cinéma britannique me plaît : Ken Loach, Stephen Frears… Et la maîtrise technique de Scorsese, de Kubrick. Il y a aussi le lâcher prise du cinéma québécois, comme Denys Arcand. Je vais au cinéma 5 fois par semaine. Je vais tout voir. J'aime le cinéma en général et j'aime le cinéma qui remue. C'est tellement bon de pouvoir parler et débattre après un film.

Vous trouvez que cette veine sociale manque dans le cinéma français aujourd'hui ?
Non, il y en a beaucoup : il y a Philippe Lioret, Stéphane Brizé… Beaucoup de réalisateurs qui sont en phase avec l'actualité. On ne peut pas se plaindre de choses que l'on ne voit pas. C'est comme les gens qui disent qu'il n'y a que des comédies, dès qu'on fait autre chose, on nous dit "mais votre film, il est hyper dramatique". Oui, je crois à la diversité dans le cinéma.

Y-a-t-il d'autres sujets de société qui vous intéressent ?
Je travaille sur l'insertion des femmes dans la société : l'insertion des femmes SDF, sorties de prison, des prostituées, comment on arrive à la réinsérer face à une administration un peu lente. C'est quelque chose que je trouve défaillant. J'ai passé plusieurs mois dans un centre d'accueil de jour qui travaillait la réinsertion par l'art thérapie. C'est le sujet de mon prochain film.

Regardez la bande-annonce de Carole Matthieu, au cinéma le 7 décembre :

"Carole Matthieu : bande-annonce"