Ilo Ilo : rencontre avec Anthony Chen, cinéaste perfectionniste et sensible

Dans son premier long métrage récompensé par la Caméra d'Or au Festival de Cannes, Anthony Chen met tout son cœur de "Singapore boy".

Le film raconte le quotidien d'une famille Singapourienne de la classe moyenne à la fin des années 90. La crise économique commence à faire sentir ses effets : le père perd son travail alors que la mère est sur le point d'accoucher d'un deuxième enfant. Jiale, sale gosse turbulent, crée des soucis à ses parents qui décident d'embaucher une bonne philippine immigrée pour s'occuper de lui. Si la cohabitation est difficile au début, une relation de complicité quasi maternelle va s'instaurer entre Teresa et Jiale, au point d'attiser la jalousie de la mère.

JournalDesFemmes.com : Une caméra d'or à Cannes, une nomination pour Oscar du meilleur film étranger... Comment abordez-vous ce succès ?
Anthony Chen : Je dois avouer que j'ai beaucoup de mal entre les voyages, les interviews, les e-mails, je n'ai pas une minute pour souffler. Mais c'est très appréciable aussi : remporter une récompense à Cannes, c'était inespéré. C'était mon premier long métrage, sur Singapour qui plus est, un pays que personne ne connaît vraiment. Le plus dur reste à venir : Ilo Ilo n'existera que s'il rencontre son public.

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Anthony Chen © Thomas Caramelle

Racontez-nous votre parcours...
Anthony Chen : J'ai grandi dans une grande famille à Singapour. A la maison, il y avait mes parents, ma bonne Teresa, mes deux plus jeunes frères et moi. Je me décrirais comme névrosé obsessionnel. Je suis passionné parce ce que fais. Quand je veux quelque chose je fais tout pour l'obtenir, je ne fais pas de compromis. Appelez-moi "control freak" ! Je ne pense pas être un écrivain de génie, je ne peux pas écrire 20-30 pages par jour. Moi, je pars en voyage avec mes personnages et c'est le long de la route que je découvre ce qu'ils veulent vraiment et ce que j'ai envie de raconter. Ce film a été inspiré par des souvenirs de mon enfance, c'est très personnel. Même si j'ai vécu au Royaume-Uni quelques années, je suis toujours un "Singapore-boy" au fond.

A peine trente ans et un avenir plein de promesses...
Anthony Chen : Lorsque j'avais dix-sept ans, j'ai étudié dans plusieurs écoles de cinéma à Singapore, j'ai fait quelques festivals. C'est à cette époque que j'ai réalisé un court-métrage qui a remporté une mention spéciale à Cannes. Après cela, je ne me sentais pas tout à fait prêt pour enchaîner avec un long-métrage, alors j'ai continué mes études à Londres où je me suis vraiment spécialisé. J'ai encore fait un ou deux courts-métrage avant de me lancer dans "Ilo Ilo".

Pourquoi avoir choisi d'évoquer votre jeunesse ?
Anthony Chen : Je voulais que mon premier film soit sincère, honnête. Je ne voulais pas m'embarquer dans des thèmes que je ne connaissais pas. Je voulais faire un film sur quelque chose de familier et la seule manière de réaliser cela, c'était de tirer des choses de l'intérieur, de mes émotions personnelles.

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Ilo Ilo, sortie en salles le 4 septembre 2013. © Fisheye Pictures

Les bonnes-à-tout-faire payées une misère, c'est monnaie courante à Singapour ?
Anthony Chen : Il y en a même plus que dans les années 90. La majorité des enfants sont élevés par des bonnes qui viennent des Philippines ou d'Indonésie. Dans notre pays, les gens doivent travailler énormément pour gagner leur vie dans une ambiance de travaille très stricte. Singapour peut vraiment être très stressant, c'est la différence avec les pays occidentaux qui ont un meilleur équilibre de vie et peuvent passer plus de temps en famille. Nous sommes un Etat obsédé par l'argent. Chez nous, travailler, gagner de quoi vivre et garder son emploi prend le pas sur tout le reste. Pour avoir une bonne, les futurs employeurs passent par une agence spécialisée à qui ils paient une commission. A leur arrivée, ils privent les domestiques de leur passeport pour prévenir une fuite. C'est très courant à Singapour où beaucoup d'emplois comme le travail domestique ou le bâtiment sont occupés par des travailleurs migrants sous-payés. Les autochtones ne veulent plus de ces jobs... Dans beaucoup de films, les domestiques sont traités comme des objets, avec Ilo Ilo j'ai voulu les humaniser.

Entre votre mère et votre nounou philippine, comment s'est passée la cohabitation ?
Anthony Chen : Teresa est restée huit ans dans notre famille. Huit années à nous élever mes frères et moi. Ma mère était parfois un peu jalouse de Teresa, du temps qu'elle passait avec nous, de sa proximité. Je pense que toutes les femmes ont un mécanisme de défense, une sorte d'instinct maternel qui les pousse à protéger leurs enfants. C'est pourquoi je pense que pour la plupart des hommes, l'arrivée d'une autre femme dans le foyer peut paraitre moins menaçante.

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Ilo Ilo, sortie en salles le 4 septembre 2013. © Fisheye Pictures

Trois frères et une bonne. Quelle est votre relation avec les femmes ?
Anthony Chen : Je pense que j'arrive très bien à les comprendre. D'une certaine façon, je suis très réceptif au caractère féminin. On m'a souvent dit que les portraits de femmes dans mes films étaient très justes. J'ai reçu énormément de scripts avec un personnage féminin très fort, parce que les gens pouvaient sentir que j'avais une sensibilité particulière envers les femmes. Le problème, c'est que les comprendre est une chose, mais vouloir agir comme elle en est une autre !
Parfois, je sais pertinemment que certaines choses mettront ma femme ou ma mère en colère, mais je ne peux pas m'en empêcher. Je suis très têtu, j'ai l'habitude de faire les choses à ma façon. Que ce soit un homme ou une femme, je ne plie pas facilement si je n'en ai pas envie.

Comment le public a-t-il accueilli votre film ?
Anthony Chen : J'ai été très surpris par l'accueil des spectateurs étrangers qui était bien au-delà de mes espérances. J'ai toujours pensé que le film était très spécifique à une culture que n'auraient pas forcément comprise les Occidentaux.
A Singapour, la première a été un succès. L'engouement a été tel que les médias philippins ont commencé une "chasse à la nounou" pour retrouver Teresa. Quelques jours plus tard, je lui rendais visite avec un de mes frères. Seize ans après, ce fut un des moments les plus émouvants de ma vie. Elle avait gardé un sac que ma mère lui avait offert, qu'elle emmène partout avec elle et dans lequel elle conserve des photos de nous. Seize ans plus tard, nos retrouvailles ont été bouleversantes.

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Ilo Ilo, sortie en salles le 4 septembre 2013. © Fisheye Pictures

Quel sont projets pour la suite ?
Anthony Chen : J'ai hâte de commencer à travailler sur un autre film, mais ce ne sera pas avant deux ou trois ans. Cependant je ne réaliserai pas un film avec un scénario que j'aurais écrit moi-même, c'est beaucoup trop douloureux. Je ne tiens plus à ce qu'il soit aussi personnel, retrouver des attitudes et des émotions enfouies, c'est très éprouvant.

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Ilo Ilo, sortie en salles le 4 septembre 2013. ©  Fisheye Pictures