Sandrine Kiberlain et Rebecca Marder : rencontre de talents

En filmant une passionnée de théâtre décidée à arracher sa chance à la vie dans "Une jeune fille qui va bien", au cinéma le 26 janvier, Sandrine Kiberlain s'impose comme une brillante réalisatrice. Elle offre à la tout aussi géniale Rebecca Marder, de la Comédie-Française, son premier rôle principal au cinéma. Nous les avons rencontrées pendant le Festival International du Film de Saint-Jean-de-Luz, où elles nous ont parlé de cette expérience commune, du pouvoir de la jeunesse et de souvenirs de famille.

Sandrine Kiberlain et Rebecca Marder : rencontre de talents
© Sandrine Kiberlain et Rebecca Marder pendant le Festival de Cannes, le 9 juillet 2021 - AFC / MPP/SIPA

Sandrine Kiberlain goûte à la réalisation avec Une jeune fille qui va bien, au cinéma depuis le 26 janvier. La comédienne dit être passée derrière la caméra, poussée par un besoin vital de raconter cette histoire qu'elle a aussi écrite. Cette histoire est celle d'Irène, 19 ans, une passionnée de théâtre qui rêve d'intégrer le Conservatoire. La cinéaste filme ses propres souvenirs à travers ce portrait de la jeunesse, mais quelque chose cloche. Alors que Sandrine Kiberlain fait en sorte qu'on ne puisse pas dater son récit, l'Occupation finit par s'imposer aux personnages. Nous sommes en fait en 1942. Malgré les signes d'une actualité de plus en plus sombre, Irène, qui est juive, continue de rêver en grand. Aucune époque ne résiste à la détermination des jeunes générations. Pour incarner cette jeune fille rêveuse, solaire, entraînante, Sandrine Kiberlain a misé sur un immense talent repéré à la Comédie-française : Rebecca Marder. Le charisme de cette surdouée du jeu lui a d'ailleurs valu le rôle de Simone Veil, là aussi à l'époque des camps de concentration, dans le biopic prévu cette année. En interview, la réalisatrice et la comédienne, sortes de doubles baignés de la même aura, se trouvent encore de nombreux points communs, dont des récits de famille étrangement similaires. Rencontre.

Que connaissiez-vous l'une de l'autre avant de travailler ensemble ?
Sandrine Kiberlain
: J'avais vu Rebecca à la Comédie-française, dans Fanny et Alexandre et dans Les Serge, un spectacle sur Gainsbourg. Nous avons des amis communs et je l'avais repérée plus jeune. En cherchant Irène, je l'avais à la fois dans un coin de ma tête et en même temps, je voulais voir beaucoup de filles. C'est comme si je l'avais redécouverte à ce moment-là.

Rebecca Marder : J'ai connu Sandrine quand j'avais 15 ans. Un ami de lycée qui savait que je voulais passez les concours d'écoles de théâtre m'avait mis en contact avec elle. Sandrine, qui ne me connaissait pas, m'avait ouvert sa porte pour me faire répéter. J'ai finalement raté le concours et je n'ai même pas osé l'appeler pour la remercier tellement j'avais honte. On ne s'est plus jamais vues et je suis rentrée à la Comédie-française. A part cette histoire, je la connaissais parce qu'elle est l'une des plus grandes actrices françaises, donc une source d'inspiration éternelle. Je l'admirais avant de la connaître en tant que personne. En passant le casting, on s'est rencontrées vraiment.

Sandrine, que recherchiez-vous chez Irène que vous avez trouvé chez Rebecca ?
Sandrine Kiberlain
: Je cherchais Irène, comme quand on cherche une personne. Je n'avais pas de caractéristique détaillée, mais j'avais une vision d'elle. C'était super difficile. C'est comme quand vous voulez tomber amoureuse, vous avez une idée précise d'un brun ténébreux, un blond plutôt Baloo arrive et c'est finalement lui. Là, je voyais une fille extrêmement solaire, pleine de vie. Ce que j'ai trouvé en Rebecca, c'est d'abord son talent, mais il y a aussi cette chose de l'indicible, du charme, de la grâce, de l'inconscience de la beauté, de la luminosité. Plein de choses m'ont émue. Elle ne se regarde pas, elle n'essaie pas de plaire. Elle n'est pas poseuses, pas maniérée. Je crois qu'on s'est retrouvées en ça.

Rebecca Marder dans "Une Jeune fille qui va bien" © Jérôme Prébois - Ad Vitam

Rebecca, comment était Sandrine la réalisatrice ?
Rebecca Marder
: J'étais très impressionnée. Finalement c'est la réalisatrice que je connais le mieux. Son expérience d'actrice lui a donné une précieuse connaissance des comédiens, de leur fragilité et de la manière de les diriger. Elle a une empathie folle et un sens du détail qui nous a offert un cadre très rassurant tout au long de l'aventure. Tout était sous son contrôle, mais un contrôle qui rend libre. Sa maîtrise de la réalisation a permis à tous les acteurs de se sentir aimés, tirés vers le haut, mis en confiance comme rarement. Les gens le disaient. Les rencontres comme ça sont rares. J'ai peur de ne pas en refaire de telles dans ma vie.

Vous êtes-vous trouvé des points communs de comédiennes ?
Sandrine Kiberlain
: J'ai choisi de filmer des jeunes qui me rappelaient l'âge que j'avais quand j'ai commencé. C'est un film sur une jeune fille passionnée de théâtre, qui rêve de devenir actrice. Je voulais traiter l'âge le plus heureux, le plus vivant, celui de tous les possibles. J'ai écrit toute seule et on écrit forcément mieux ce qu'on connaît. Cela me ramenait à mes propres débuts d'actrice, quand j'ai commencé à vivre. Quand je regardais Rebecca spécialement, je me reconnaissais dans sa façon de se jeter dans le rôle sans psychologiser. De même que tout le groupe formé autour d'elle me ramenait à ce que j'avais vécu moi-même en tant qu'élève au conservatoire entourée de ceux avec qui je suis toujours amie aujourd'hui. C'est comme si je revisitais mon passé d'élève actrice en les filmant, c'était très émouvant.

"Irène symbolise des Hongroises, des Afghanes, des jeunes femmes d'ailleurs qui peuvent se retrouver elles aussi fauchées en plein vol"

Comment avez-vous nourri le personnage d'Irène par rapport au contexte historique dans lequel vous l'avez ancrée ?
Sandrine Kiberlain
: J'ai pensé à plein de témoignages, d'hommes comme de femmes. Je traite cette période sans être temporelle dans la façon de la filmer, je ne voulais ni démontrer ni être dans une reconstitution. Je voulais qu'on vive l'histoire par le prisme de cette jeune fille qui ne veut pas forcément voir les drapeaux, les soldats... Elle fonce vers son avenir. J'ai pensé à des gens comme Robert Badinter, qui m'expliquait qu'à cet âge-là, ils étaient dans un désir de vie encore plus fort parce qu'ils pressentaient un danger. De même que dans son journal, Hélène Berr dit qu'il "fait toujours beau les jours de catastrophe". C'est une phrase que j'ai beaucoup gardée. J'ai connu Marceline Loridan-Ivens, qui était dans les camps en même temps que Simone Veil. Elle avait la puissance de vie d'une fille de 19 ans. Quand j'écrivais, il y avait des choses d'elle pour Irène, pour la grand-mère, etc. Ces femmes et ces hommes m'ont dit que ça leur plaisait que j'évoque l'avant bascule, qu'on ne parlait pas de ce quotidien où l'on s'accommode des mauvaises nouvelles parce que la vie prend le dessus et comment on est finalement rattrapés par elles, jusqu'à ce que le pire arrive.

En quoi ce film est-il une ode à la jeunesse ?
Rebecca Marder
: C'est propre à la jeunesse de continuer à croire en ses rêves, de penser qu'on va tomber amoureux, qu'on va pouvoir faire du théâtre. Cela montre un personnage de cette période pas seulement victime, mais aussi humain. Irène n'a pas non plus des œillères, évidemment qu'elle a conscience de la situation. Elle somatise, elle fait des malaises parce qu'elle pressent un destin funeste. Pendant les 20 premières minutes du film, on peut ne pas se douter qu'on est en 1942 et alors on parle de la jeunesse d'aujourd'hui.

Sandrine Kiberlain : On n'accuse pas les mauvaises nouvelles de la même manière à 19 ans qu'à l'âge du père ou de la grand-mère. On entend, on est percuté, puis on retourne à son cours ou à son amoureux. C'est un film qui raconte cette époque, mais j'ai voulu nous ramener à aujourd'hui par la sobriété des costumes ou des décors. Irène symbolise des Hongroises, des Afghanes, des jeunes femmes d'ailleurs qui peuvent se retrouver elles aussi fauchées en plein vol.

Cyril Metzger et Rebecca Marder dans "Une Jeune fille qui va bien" © Jérôme Prébois - Ad Vitam

Dans le film, les femmes sont plus insoumises que les hommes. Les personnages masculins veulent respecter les lois, rester dans le rang, quand les femmes se rebellent…
Sandrine Kiberlain
: Je déteste généraliser, mais des témoignages que j'ai eus et même dans ma famille, les femmes ont eu une sorte d'instinct de survie. Par rapport au danger, elles ont un truc, peut-être parce qu'elles portent l'enfant. Ma grand-mère a vraiment dit "si tu vas t'inscrire sur le registre, je saute par la fenêtre". Elle s'est déshabillée entièrement pour montrer à un gendarme qu'elle était enceinte et à l'époque, on n'arrêtait pas encore les femmes enceintes. Les hommes, par souci de protection, de volonté d'être raisonnables sûrement, étaient plus respectueux des règles. A cette époque, ils étaient plus décisionnaires, c'est sur eux que reposait la famille. Il fallait faire bien les choses pour ne pas prendre de risque. De ce que j'ai pu entendre, c'est assez commun aux femmes de cette époque-là d'avoir franchi les obstacles, dépassé les lois, d'avoir fait preuve d'une grande liberté, d'un immense courage, presque proche de l'inconscience.

Rebecca Marder : Mon père est juif new-yorkais, tous les membres de sa famille étaient des immigrés arrivés à Ellis Island pendant les pogroms en Ukraine. Ceux qui étaient jugés trop faibles ou non aptes à reconstruire les Etats-Unis et à travailler repartaient en bateau après qu'on leur ait peint une croix blanche sur le manteau. On avait peint une croix blanche sur le dos de son mari et mon arrière grand-mère a retourné sa veste pour qu'on ne la voie pas. Ils sont restés aux Etats-Unis grâce à cet acte.

Sandrine Kiberlain : C'est incroyable. Ma tante, à 7 ans, était gardée par les bonnes sœurs. Elle était juive et elle a vu sa mère, donc ma grand-mère, passer la voir à travers les grilles. Elles avaient le même tissu de manteau et ma tante, pour ne pas que sa mère se fasse repérer, a retourné son manteau. Quand on fait un film, on parle de soi, on met en avant les expériences et les informations qu'on a envie. Irène se nourrit de la liberté du personnage de sa grand-mère, qui rappelle la Résistance. A l'époque, qu'est-ce qu'on aurait fait nous ? C'est la question qui m'a poussée à raconter cette histoire.

"Je n'arriverais pas à faire un film de quelque chose qui n'est pas vital pour moi"

Qu'est-ce que le film a réveillé en vous ?
Sandrine Kiberlain
 : Mon envie d'être réalisatrice et de trouver je l'espère, une autre idée aussi nécessaire à filmer. Je n'arriverais pas à faire un film de quelque chose qui n'est pas vital pour moi. Je guette l'idée tellement j'ai été heureuse à cette place-là. Une jeune fille qui va bien m'a prouvé qu'il fallait toujours se faire confiance. On m'a mis des bâtons dans les roues, mais j'ai eu la force d'Irène tout le long. Je me sentais imbattable, personne ne pouvait m'arrêter. Je suis allée au bout de toutes mes envies. Comme quand on sent les choses avec son enfant. Mon film n'est pas mon enfant, mais c'est une partie de moi que je ne laisserais jamais s'encombrer par des choses que je ne sentirais pas.

Rebecca Marder : Ce film m'a révélée tout court. La première fois que je l'ai vu, je l'ai trouvé vraiment beau. J'étais fière. Il y a des moments où je me trouvais belle, d'autres laide. Je me suis dit que c'était fou d'être aimée sous toutes ses coutures. On ne m'avait jamais offert ça. Sandrine m'a fait confiance et elle m'a donné envie d'être à la hauteur pour tenir un premier rôle. Je savais que je voulais être actrice, c'est un métier pour lequel je travaille depuis longtemps et même si je fais du théâtre à la Comédie-française, ce projet m'a révélé un désir de continuer à faire ça, m'a convaincue que je pouvais le faire.