Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (MEMORY BOX) : "Nous ne croyons pas au mythe du désespoir"

Le couple d'artistes chercheurs signe une magnifique fiction sur les souvenirs et la transmission avec "Memory Box", au cinéma le 19 janvier. Joana Hadjithomas et Khalil Joreige mettent en scène une boîte à souvenirs et les réminiscences induites par celle-ci dans un film à la forme expérimentale et poétique. Conversation.

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (MEMORY BOX) : "Nous ne croyons pas au mythe du désespoir"
© Haut et Court

Avec Memory Box, les plasticiens Khalil Joreige et Joana Hadjithomas revêtent leur casquette de cinéastes pour évoquer le souvenir, la jeunesse, la transmission intergénérationelle et le pouvoir des images. Le couple libanais ponctue son très joli scénario d'une forme expérimentale, dans laquelle les photos souvenirs prennent vie et où le son se teinte d'une chaleur particulière. Maia (Rim Turki) reçoit une boîte à souvenirs datant de son adolescence, dans laquelle cahiers, photographies et cassettes compilent cette période de sa vie au moment de la guerre civile au Liban, dans les années 80. Sa fille Alex (Paloma Vauthier), cède à la curiosité et se plonge dans les mémoires de sa mère sans son aval. Elle y découvre une autre version de celle qui lui a donné la vie (sous les traits de Manal Issa). Pour parvenir au résultat qu'ils recherchent, Khalil et Joana n'ont pas donné de scénario à leurs comédiennes. "On cherche à ce qu'elles vont provoquer advienne pour la première fois. Que ce ne soit pas simplement juste, mais surpris. C'est comme dans une conversation. Il faut avoir l'impression que le film suscite des questions spécifiques, que vous vous posez pour la première fois", nous ont-il expliqué. Intéressés par l'idée de fragilité et du risque, guidés par la quête d'émotions fortes, les artistes parviennent à porter un message universel tout en étant très spécifiques. Leurs œuvres interrogent, entre autres, les représentations de l'histoire, la construction de l'imaginaire et le rapport à ces images. Memory Box renferme ces thématiques tout en offrant une exploration visuelle et sonore. Une vraie boîte-bijou. Rencontre avec le duo à son origine.

Le film parle d'archives personnelles qui étaient véritablement les vôtres, Joana. A quel moment vous vous êtes dit que ces souvenirs feraient un bon film ?
Joana Hadjithomas 
: Le film est basé sur des cahiers, des lettres et des cassettes envoyés à ma meilleure amie dans les années 80. Sa mère avait décidé de quitter le Liban à cause de la guerre civile. Dévastées, nous nous étions promis de nous écrire tous les jours. Ce qu'on a fait, de 82 à 88. On s'est perdues de vue et retrouvées 25 ans après. On avait tout gardé et on s'est échangé ces souvenirs. En retrouvant cette matière-là, en voyant combien il y avait de détails, l'envie est née. Notre fille avait à peu près le même âge que moi quand j'ai commencé à écrire. Elle voulait lire les cahiers et nous n'étions pas sûrs que c'était une bonne idée, mais on y a vu l'ébauche d'un film. Nous nous sommes aussi basés sur les photos que Khalil avait faites de Beyrouth dans les années 80. 

Memory Box © Haut et Court

Comment avez-vous procédé pour transformer ces souvenirs personnels en matière cinématographique ?
Khalil Joreige
 : La quantité de matériaux était énorme. On savait qu'on ne voulait pas faire un documentaire, qu'on voulait synthétiser toutes ces histoires, retrouver cette situation par rapport à notre fille. Nous avons remarqué à quel point les documents que Joana relisait étaient différents de ce dont elle se souvenait. L'intensité, la violence... Tous ces enjeux nous ont intrigués sur la question de comment on raconte et on transmet une histoire. Cela a créé cette situation d'une fille qui aimerait lire les cahiers de sa mère en secret. Comme elle n'a pas d'imaginaire, elle a des reconstitutions fantaisistes qui vont devenir de plus en plus précises au fur et à mesure qu'elle découvre.

Joana Hadjithomas : Il y avait aussi des questions de cinéma qui nous intéressaient : comment raconter l'histoire de ces trois femmes, de ces trois générations entre les années 80 et aujourd'hui, entre deux pays, le Canada et le Liban ? Quel est le rapport à la photographie que l'on peut avoir aujourd'hui ? Comment travailler avec les outils modernes comme le téléphone ? Le passé nous intéressait si on pouvait le réactiver de nos jours, en refaire quelque chose de formellement intéressant. On aimait l'idée de ces trois femmes qui avaient cette relation très forte entre elles et en même temps des non-dits, des secrets.

Pourquoi avoir fait le choix de vous concentrer spécifiquement sur des femmes ?
Joana Hadjithomas
 : Au Liban, on questionne beaucoup les figures des pères depuis la guerre civile. La figure du héros a été énormément interrogée par nos générations. On vient d'une société communautaire par certains côté assez patriarcale. On voulait reposer cette question d'un point de vue plus féminin. Il est important de se requestionner sur les représentations que l'on a de nous-mêmes, sur les imaginaires. Comment arrive-t-on à se construire en tant que femme et en tant que sujet ? Avec Khalil, on travaille ensemble, on a un rapport extrêmement égalitaire, on n'est pas du tout dans des questions de pouvoir au niveau de nos genres. La principale bataille à mener c'est celle du sujet, celui qui peut se libérer de toutes ces contraintes, qu'elles soient de genre, de religion ou de communauté, pour penser par lui-même et s'autoriser à le faire. C'était intéressant de montrer ces rapports entre ces trois femmes qui ont dû se débrouiller toutes seules. 

"On pensait transmettre quelque chose des années 80 et on s'est retrouvés avec un film en écho direct avec ce que l'on vivait"

Vous vous décrivez comme "chercheurs" plus qu'artistes, pourquoi ?
Khalil Joreige
 : Nous avons toujours été intéressés par les questions. Il y a un travail qu'on effectue, des interrogations qui nous poussent à travailler. A partir du moment où ces questions commencent à se répondre, il faut aller chercher ailleurs. C'est une des raisons pour lesquelles on avait envie de faire une fiction plus qu'un documentaire. Les documents étaient très forts, mais trop sur nous, il fallait pouvoir déplacer ça. Nous sommes plasticiens, cinéastes, ces éléments là constituent un ensemble qui nous permet de nous présenter plus comme des chercheurs.

Joana Hadjithomas : Les gens pensent à l'aspect scientifique, alors qu'on emploie ce terme parce nous sommes littéralement des personnes qui cherchons. On a énormément d'interrogations. On cherche à vivre le présent, ce qui n'est pas une chose simple ni dans notre pays, ni dans notre société. A travers nos films, nos personnages, nos œuvres, on pose autant de questions formelles qu'humaines. On s'intéresse à l'histoire parce qu'elle permet de faire une sorte de pont entre le passé et le présent. Dans ce film, il y avait cette idée de retour en arrière dans les années 80, mais il y a aussi d'avance rapide avec la situation actuelle au Liban. Cela a été très douloureux. Il faut pouvoir accepter de se détourner de son chemin, aller chercher quelque chose et se laisser attirer par une autre.

Les événements récents au Liban ont-ils remis en cause votre message, la tournure que vous vouliez donner au film ?
Joana Hadjithomas
 : Nous avons fini de tourner quelques semaines avant l'effondrement politique et économique et on a fini de monter un petit peu après l'explosion. C'était très étrange, deux temps extrêmement perturbants et tristes. On pensait transmettre quelque chose des années 80 et on s'est retrouvés avec un film en écho direct avec ce que l'on vivait. L'endroit où le film se finit a été complètement pulvérisé. C'était très déroutant. On s'est dit que la fin du film devait rester celle qu'elle est parce qu'elle montre combien les retrouvailles, la solidarité, l'amitié, sont une chose primordiale dans nos vies, dans nos sociétés et particulièrement au Liban. Tout est toujours un cycle de régénération. Le film s'est transformé dans sa portée. Il s'est chargé de quelque chose de très différent.

Khalil Joreige : On était là-bas pendant l'explosion, on l'a vécu, on a survécu par miracle. En lisant les cahiers de Joana, on ne comprenait pas grand chose aux enjeux de la guerre, mais on comprenait quelque chose d'important au niveau de la pulsion de vie. On avait envie de le rendre. Et c'est ce qu'on ressent encore, c'est ce qu'on vit aujourd'hui à Beyrouth. On se retrouve, on fait la fête, on a envie de se sentir vivants même si ça n'arrête pas de s'effondrer. On essaie de trouver des raisons de croire en ce monde. Nous ne croyons pas au mythe du désespoir. Nous sommes obligés de penser qu'un jour, il y aura de la lumière.

Memory Box © Haut et Court

Cela vous donne-t-il une responsabilité que vous n'aviez pas imaginée ?
Joana Hadjithomas
 : Je ne crois pas que l'artiste peut être responsable. Il exprime quelque chose. Parfois, il y a beaucoup de connexions entre ce qu'il exprime et les situations. Je n'aime pas qu'on revête une importance. On fait des films, les gens se les approprient et c'est ce qui est beau. Souvent, dans les films en guerre, on montre des images qui mettent les gens à distance, ça a l'air tellement différent. Se dire qu'on écoutait les mêmes musiques, qu'on faisait les mêmes choses, ça peut avoir un effet de rapprochement.

Khalil Joreige : C'est fabuleux quand quelque chose continue à rester pertinent malgré le temps qui passe. Comme dans le film, c'est le rapport qu'on entretient avec les souvenirs ou les éléments. Il y en a qui restent pertinents, qui sentent encore quand on les gratte. Un film est le témoin d'une époque, mais peut avoir des échos et être réactivé dans le présent. On n'est pas nostalgiques, ni même de la technologie, de la photo par rapport aux nouveaux médias. Ce ne sont que des moyens pour nous de re-questionner le rapport qu'on entretient au réel. Ma fille, en 6 mois sur Snapchat, a fait autant de photos que moi au Liban en 20 ans. C'était important de ne pas être moralisateur, mais de dire que c'est une autre façon d'appréhender le monde.