Pio Marmaï : "Taper sur la politique n'a jamais été mon dessein"

Pio Marmaï a la jambe déchiquetée dans "La Fracture", drame comique et social de Catherine Corsini en salles le 27 octobre. C'est peu de dire que ce rôle de gilet jaune blessé au cours d'une manifestation a travaillé l'acteur au corps. En interview, le comédien énergique nous a parlé des marques laissées par son personnage, de ses révoltes et de son rapport au cinéma politique.

Pio Marmaï : "Taper sur la politique n'a jamais été mon dessein"
© Brynn Anderson/AP/SIPA

Pio Marmaï n'est pas sorti indemne de La Fracture, au cinéma le 27 octobre. Dans ce drame tragicomique de Catherine Corsini, le facétieux comédien a dû jouer assis, jambe tendue en fauteuil roulant, pour incarner un routier blessé pendant une manifestation de gilets jaunes. Si la réalisatrice a écrit ce rôle pour celui qu'elle considère comme un acteur "vivant et vibrant", elle l'a poussé à réprimer la violence de l'injustice et à composer avec cette détresse contenue. Un exercice physique et éprouvant pour celui qui s'est déjà donné dans Le Premier jour du reste de ta vie ou En Liberté !. Chez Corsini, il est donc Yann, un mec en colère contre Emmanuel Macron, qui souhaiterait établir un contact avec le Président. Aux urgences, Yann croise Raf, une Valeria Bruni Tedeschi génialement drôle en bobo qui le prend de haut. Un débat social gonflé aux préjugés s'enclenche entre les deux, au milieu d'un hôpital aux allures de cocotte-minute prête à dégoupiller. Le tournage entre deux confinements, "une chance, un luxe" totalement conscientisés pour Pio Marmaï, semblait être aussi exalté. "Etre en vase-clos dans une sorte de sous-sol avec la figuration, de vrais aides-soignants et des gilets jaunes a créé quelque chose d'assez bouillonnant. Ce ne sont pas des expériences que j'ai l'habitude de traverser", nous a-t-il confié. Entretien.

Enfant, vous vouliez être CRS ou artificier et vous voici dans le rôle d'un gilet jaune révolté contre la police avec la jambe explosée par une grenade... Ce rôle, c'est l'aboutissement de vos rêves d'enfant ?
Pio Marmaï : C'est vrai que ça fait beaucoup de coïncidences ! C'est un peu le paradoxe ultime. Je voulais être CRS surtout par provocation envers mes parents, qui souhaitaient peut-être que je travaille dans la continuité de leur savoir-faire, c'est-à-dire dans une branche liée à la culture, à l'art. Artificier, c'est parce que j'ai toujours été attiré par tout ce qui explose. Mais c'est vrai que là, il y a une espèce de combo assez rigolo !

Catherine Corsini a écrit le personnage de Yann pour vous... Comment avez-vous réagi quand elle vous l'a proposé ?
Pio Marmaï : Ça m'a touché parce que c'est quelqu'un que je connais dans la vie et avec qui j'avais envie de travailler depuis assez longtemps. Quelque part, c'était un moment assez singulier pour tourner ensemble, avec cette crise liée au coronavirus, j'étais peut-être plus apte à traverser un personnage comme Yann. C'est toujours plus compliqué pour moi de travailler avec des amis, parce que ça me met à des endroits d'exigence un peu supérieurs, étranges. Je n'ai pas envie de décevoir, alors que normalement, un acteur ne peut pas se permettre d'avoir peur d'être à chier. C'est d'ailleurs ce que j'essaie de faire la plupart du temps : commencer par être mauvais, un peu too much, pour ensuite régler les curseurs.

Pio Marmaï dans "La Fracture" © Carole Bethuel / Le Pacte

Est-ce plus facile d'entrer dans un personnage quand il a été écrit pour soi ?
Pio Marmaï : Non, je ne pense pas, mais là, c'était un rôle très particulier, qui m'a beaucoup atteint. Passer plus de deux mois dans un fauteuil avec la jambe immobilisée et traverser des moments de furie, de révolte, de sentiments d'injustice, ça m'a atteint. Je ne suis pas une machine, je reste très sensible à la révolte de ce mec. Parfois, l'incarner me faisait un peu vriller.

Comment ça ?
Pio Marmaï : Il y avait un fond qui était plus que fort, de l'ordre de la survie humaine. Il fallait contenir cette violence, cette tension en permanence et c'est vrai que parfois quand je rentrais le soir, une fois le travail terminé ou quand je reparle de ces sujets, ce sont des choses qui me font encore vibrer.

Catherine Corsini dit que vous êtes un acteur "physique, travailleur et vibrant"... Ça vous correspond ?
Pio Marmaï : Physique, je vois ce qu'elle veut dire et travailleur, oui même si je n'aime pas trop m'étendre sur la manière dont je fabrique mes personnages. Il a fallu être tout le temps assis pour traverser cette nuit, sur même pas 24h, avec une douleur permanente et des échanges assez musclés. Ce mec n'a qu'une envie, c'est de se tirer pour aller conduire son camion. Au bout d'un moment, ça agit sur le corps. J'essaie toujours d'apprendre le texte le plus vite possible pour m'en débarrasser et m'interroger sur l'incarnation physique. Pour le côté vibrant, je pense que je ne m'en rends pas compte. Si un jour je dis que je suis vibrant, c'est vraiment que je suis en train de péter les plombs ou que je parle de moi à la 3e personne !

"Ça m'a beaucoup aidé de me laisser aller à des choses plus importantes qu'une problématique d'acteur de base"

Avez-vous rencontré des gilets jaunes pour trouver la manière la plus juste de jouer Yann ?
Pio Marmaï : Non, parce que fondamentalement, Yann n'est pas un gilet jaune. Il se retrouve dans une de leur manif' pour la première fois. Ce personnage donne un visage à ce que peut être ce mouvement et ça c'est très important. Cette crise, qui n'est pas forcément terminée, a provoqué un flux d'informations permanent qui l'a totalement déshumanisée. On ne savait plus qui était quoi, c'était comme une espèce de melting pot de gens. Les revendications de Yann sont justes, intègres, elles ont du sens. Ce que j'ai voulu vraiment défendre, c'est cet endroit de révolte, d'injustice et de fureur. Les gens explosent parce qu'on ne les écoute pas. C'est ce que développe le film. Nous avons besoin de dialoguer. Il faut que les classes sociales se rencontrent si on ne veut pas aller dans le mur. On voit bien que la manière dont les rapports humains sont régis ne fonctionne plus. Ça, ça m'a beaucoup chamboulé.

Tourner toute la journée un film sur la crise hospitalière alors que dehors, c'était la pandémie... Comment avez-vous vécu cette troublante continuité ?
Pio Marmaï : C'est aussi en lien avec les gilets jaunes. Quand on participe à une fiction ancrée dans une réalité de crise encore en cours, c'est à double tranchant. Ça peut être épuisant de rentrer chez soi le soir, de regarder les informations et de se retrouver en permanence dans une machine qui avance dans le mauvais sens. Ça peut nous atteindre et en même temps, ça peut aussi être un moteur. C'est peut-être plus usant qu'un cinéma davantage anecdotique, mais ça valait le coup de s'abandonner dedans. Ça m'a beaucoup aidé de me laisser aller à des choses plus importantes qu'une problématique d'acteur de base.

Vous avez également un rôle dans L'Evénement, film sur l'avortement clandestin dans les années 60 qui résonne aussi avec l'actualité. C'est une volonté, de participer à des films politisés ?
Pio Marmaï C'est un ensemble de choses. C'est peut-être parce que je travaille avec des metteurs en scène qui se soucient de la condition du monde et s'interrogent sur les moments de crise. L'avortement, c'est un acquis qui est mis en branle et qui ne devrait pas l'être, mais c'est un autre sujet, lié à l'intime. Je l'ai tourné avant La Fracture et c'est vrai que Catherine Corsini a une dimension assez politisée. J'ai aussi travaillé avec Thierry de Peretti pour Enquête sur un scandale d'Etat, sur une affaire politique française, qui sortira en février. C'est une espèce d'enchaînement lié au hasard, mais non, je ne me suis pas dit "tiens je vais taper dans la politique !". Ça n'a jamais été mon dessein.

Pio Marmaï dans "La Fracture" © CHAZ Productions / Le Pacte

À Cannes, une de vos phrases a été sortie de son contexte ("Macron, j'aimerais bien aller chez lui en passant par les chiottes et par les tuyaux et lui péter la gueule, ça évidemment un peu comme tout le monde, dans l'absolu") et a fini par remonter jusqu'au gouvernement. Cela pose la question du rôle politique que l'on octroie aux acteurs...

"Je ne suis pas quelqu'un de violent"

Pio Marmaï : C'est délicat. Ça été un moment extrêmement douloureux parce que je ne suis pas quelqu'un de violent, je n'ai jamais voulu m'en prendre à personne. Quand tu traverses des personnages comme ça et qu'on isole une phrase au milieu d'une réponse de 3 minutes, ça prend une ampleur désolante. Ça m'a beaucoup atteint. Encore maintenant, je m'interroge sur la manière dont on communique. Des gens s'emparent d'un récit ou projettent dans une œuvre quelque chose qu'ils s'imaginent être au service de leur pensée. On parle de romanesque, de fiction et eux en font un objet politique, alors que ce n'en est pas un. Le débat, il est plutôt là. Je ne suis pas un homme politique, on se fout de mon avis. Je suis là pour faire des films et incarner des figures. Si ça me retombe sur la tronche, c'est comme ça. je n'y peux pas grand chose, mais c'est assez violent. Je ne suis pas Yann et si les gens le pensent, c'est juste que j'ai bien fait mon travail.

Qu'est-ce que le film a réveillé en vous ?
Pio Marmaï : Je ne sais pas s'il a réveillé quelque chose, mais il a maintenu mon niveau d'alerte d'homme qui vit dans un pays républicain. Il ne faut pas avoir peur de se lancer dans des personnages pareils, dans des films forts qui développent une dimension politique, même si c'est à travers l'humour. J'ai réalisé que c'était une prise de risque de faire des films comme ça. Je ne suis pas non plus en train de manipuler de l'uranium, mais c'est ma manière à moi de participer à la société dans laquelle je vis.

Qu'est-ce qui vous révolte ?
Pio Marmaï : Plus on avance, plus il y a des trucs qui me révoltent ! Je fais un effort pour tendre vers quelque chose de plus positif, sinon je finis par être très tendu et je me laisse emporter dans un endroit assez sombre, alors que je ne suis pas quelqu'un de sombre. Ce qui se passe avec l'avortement ou avec le mariage pour tous, le mépris de l'homosexualité, ça me rend complètement dingue. Je garde mon calme, mais ça me rend fou. Heureusement, le cinéma sert de catharsis pour ces choses-là aussi.