Aïssa Maïga et la volonté de "donner une voix aux sans voix"
Aïssa Maïga signe un documentaire chiadé sur l'impact du réchauffement climatique en Afrique. Avec "Marcher sur l'eau", présenté au Festival International du Film de Saint-Jean-de-Luz, la comédienne pose un œil de cinéaste sur la réalité des enfants du Sahel, premiers affectés par la pénurie d'eau. Interview.
Marcher sur l'eau, au cinéma le 10 novembre, ne ressemble à aucun autre documentaire. Ici pas d'apitoiement, de chiffres à donner le tournis ou de leçon de morale sur le réchauffement climatique. Aïssa Maïga a choisi de traiter du grave sujet de la pénurie d'eau au Sahel en filmant la vie de Houlaye, Nigérienne de 14 ans, dans le village de Tatiste. À coups de 10 jours de tournage tous les 3 mois, la comédienne des Poupées russes et Il a déjà tes yeux, est parvenue à rendre compte de la réalité de ces "warriors du quotidien" en y déversant son regard de cinéma. La photographie et la mise en scène du documentaire, empruntées à la fiction, font ressortir les batailles de ses protagonistes avec encore plus de vivacité : les puits qui s'assèchent, les journées sans eau et sans parents avec des petits frères à charge, l'école à laquelle il est parfois difficile d'assister, la requête pour obtenir un forage... Questions, au Festival International du Film de Saint-Jean-de-Luz, avec la réalisatrice de ce voyage profondément vibrant et visuellement somptueux.
Quelle était votre ambition en acceptant de réaliser Marcher sur l'eau ?
Aïssa Maïga : Je voulais que le public soit touché de l'intérieur par la trajectoire quotidienne des enfants et des adultes du village de Tatiste, tout en évitant l'écueil du misérabilisme. J'ai souhaité restituer leur dignité, par la poésie des visages et des paysages, en injectant tout ce qu'il y a de joie qui persiste malgré les peines et la cruauté de la vie.
Qu'est-ce qui vous a attirée vers le village de Tatiste et pas un autre ?
Aïssa Maïga : Ma grand-mère ! La mère de mon père était une Peule qui vivait dans la communauté de son mari. Une chose était très claire pour moi : je n'allais pas faire un film de spécialiste avec trois ans de documentation. J'ai vite compris que ma plus-value se trouvait dans le fruit de mes recherches, de mes entretiens avec Ariane Kirtley pour élaborer le scénario, mais aussi dans mon vécu. Je me suis nourrie de mes voyages au Mali, limitrophe du Niger, autant que de mon expérience des plateaux, des récits, de l'univers de la fiction d'où je viens. Je me suis dit que je pouvais, par le biais de l'émotion, du cadre, de la photo, mettre en avant l'épique du quotidien, montrer des warriors et restituer la poésie du Sahel. J'ai un rapport au manque viscéral vis-à-vis de ma famille, et une forme de nostalgie de cette enfance ponctuée de ces voyages africains. C'est tout ça que j'ai choisi d'injecter dans le récit, pour raconter avec mon point de vue la réalité des personnes au Niger.
Comment avez-vous trouvé l'équilibre entre le documentaire et la mise en scène ?
Aïssa Maïga : C'était un échange constant entre moi et moi (rire). Je laissais la caméra tourner pour capter des moments de vie et parfois, quand je savais qu'il y avait des choses que j'étais déterminée à montrer, je parlais beaucoup avec eux pour demander comment ça se passait concrètement et pouvoir le retranscrire. Par exemple, je ne voulais pas que l'on constate juste l'absence des mamans, je voulais aussi filmer comment ça se passe quand elles s'en vont et je savais que je ne pourrais pas être sur place au moment de leur départ. C'est leur vécu, auquel j'ai ajouté une forme de dramaturgie au service du film et de la réalité. C'est une forme particulière, il a fallu que j'aie confiance en mon regard.
Construit comme une fiction, le film ne montre par exemple jamais les regards, qu'on imagine intrigués, vers la caméra. Comment les habitants de Tatiste ont-ils réagi pendant le tournage ?
Aïssa Maïga : L'Azaouac est une zone orange. Il n'y avait pas de danger imminent à filmer là-bas, mais il a fallu mettre en place un dispositif de sécurité assez important avec une quinzaine de militaires, de véhicules blindés, trois policiers en civile... Guy Lagache, qui devait initialement réaliser ce film, a visité 7 ou 8 villages. Quand j'ai repris le flambeau, les gens étaient totalement conscients que ce film allait peut-être leur apporter un forage. Ils étaient hyper sensibilisés au projet et m'ont accueillie les bras ouverts. La première fois que j'y suis allée, je ne pensais pas tourner, c'est eux qui m'ont dit au bout d'une heure "filme". Ils étaient proactifs, beaucoup d'entre eux n'ont jamais vu de film, ils n'étaient pas habitués aux caméras, pour autant les smartphones existent et ils savaient ce que c'était de filmer.
Pourquoi vous êtes-vous placée du point de vue de Houlaye, 14 ans ?
Aïssa Maïga : Les pluies sont deux fois moins longues quasiment qu'il y a 25 ans. Le manque se fait ressentir très rapidement et pendant longtemps. Au fil des entretiens, j'ai découvert la réalité de la condition de l'enfant, poussé à la tête de la famille en raison du réchauffement climatique, parce que les parents partent loin du village tout au long de l'année pour gagner leur vie. Houlaye et les autres se retrouvent avec des responsabilités et doivent gérer le manque créé par cette absence. C'est tout ce que j'ai connu. J'ai perdu mon père très jeune, j'ai connu ma mère très tard. J'ai toujours eu des adultes présents et bienveillants autour de moi, je n'ai pas été délaissée, mais ce manque-là, je le connais. Je me suis appuyée là-dessus pour raconter la réalité de la vie de Houlaye. J'étais en résonance parce que ce sont des choses qui m'ont construite dont je me souviens très bien. Je savais aussi que les téléspectateurs pourraient s'identifier par la famille, sujet universel, qu'elle soit présente, absente, toxique, bienveillante ou tout ça à la fois.
Vous avez aussi réalisé Regard noir, documentaire sur le manque d'inclusivité au cinéma. Comment expliquez-vous votre besoin de vous exprimer sur les sujets qui vous tiennent à cœur ?
Aïssa Maïga : J'ai voulu faire ce métier parce que pour moi, c'était véhiculer du sens à travers la comédie, le drame, les films d'action... Je voulais dire des choses sur la condition humaine, sur l'âme, quelque soit la forme. J'ai eu la chance qu'on me propose ce sujet, ça a ensuite été un choix que j'ai dû assumer pendant 3 ans. Je l'ai vu comme un devoir en tant qu'enfant de la diaspora africaine, née sur le continent africain et ayant grandi en Europe. J'ai la chance d'avoir accès à des moyens de communication grand public en sachant ce qui se passe de l'autre côté du monde. J'ai vu depuis l'enfance comment l'extrême pauvreté touche les gens. Alors j'ai saisi l'opportunité de mettre mon énergie dans ce documentaire pour donner une voix aux sans voix. Je ne me dis pas que je sauve le monde, mais c'est ma part.
