Pablo Agüero, magicien du film LES SORCIÈRES D'AKELARRE

Avec "Les Sorcières d'Akelarre", au cinéma le 25 août, le réalisateur argentin Pablo Agüero envoie au bûcher l'image fantasmée de ces femmes maléfiques, cruelles ou perverses. Ici, les sorcières renouent avec leur réalité historique et se transforment en jeunes filles traquées pour leur jeunesse et leur liberté. Voici les mots (en français parfait) d'un réalisateur engagé.

Pablo Agüero, magicien du film LES SORCIÈRES D'AKELARRE
© GTres/ABACA

Les Sorcières d'Akelarre de Pablo Agüero, en salles le 25 août, n'ont pas de pouvoirs magiques et ne dévorent pas d'enfants pour les beaux yeux de Satan. Elles ne sont ni folles, ni cruelles, encore moins assoiffées de séduction. En fait, elles sont loin de leur réputation fantasmée par la culture populaire. Enfin, pas pour tous... Face à elles, le juge Pierre de Lancre s'évertue à prouver l'existence d'un Sabbat et le caractère démoniaque de ces fiancées de marins.
À travers la caméra du réalisateur argentin, ces accusées redeviennent celles que les véritables chasses aux sorcières du Moyen-Âge ont brûlées vives : des (jeunes) femmes innocentes, exécutées pour ne pas se plier à ce que l'Eglise et l'Etat attendaient d'elles. Le réalisateur d'Eva ne dort pas redonne à ces martyrs leur véritable pouvoir, celui de se dresser contre la répression. Entretien.

Comment est née l'idée du film ?
Pablo Agüero
: J'étais à Cannes en 2008 pour présenter mon premier film. On m'a logé dans un appartement où il y avait une bibliothèque très étrange, constituée de livres maudits ou censurés. J'y ai découvert La sorcière, de Jules Michelet, un livre "luciférien", puissant et subversif, qui fait de la femme accusée de sorcellerie une figure de la résistance contre l'oppression d'un système patriarcal, monarchique et clérical. Ça a été un choc, j'ai passé le Festival à le lire et le relire. Et pendant une dizaine d'années, l'esprit révolté de Michelet m'a donné la force de me battre pour faire un film qui m'a tout de suite paru nécessaire.

"C'est le premier film sur la chasse aux sorcières où les femmes ne sont pas sorcières"

Que connaissiez-vous des chasses aux sorcières avant ce projet et qu'avez-vous appris grâce à vos recherches ?
Pablo Agüero
: Je m'interrogeais sur la persistance de la pensée magique, en me demandant qui nous l'avait inculquée. Je m'interrogeais aussi sur la diversité culturelle perdue de l'Europe, je me demandais quel était le rouleau compresseur qui avait imposé une pensée unique… mais quand Michelet m'a poussé vers des recherches approfondies, j'ai découvert qu'il y avait vraiment eu une politique globale de répression, visant à supprimer toute liberté de pensée et d'action. C'est formulé très explicitement dans les bulles papales et dans les manuels d'inquisition, qui appellent à éduquer le peuple par la terreur.

Qu'est-ce qui vous touche dans cette sombre période de l'Histoire ?
Pablo Agüero
: C'est une période charnière, fondatrice de notre société contemporaine. Pierre de Lancre, le juge dont le récit a inspiré le film, était un juge laïc, nommé par Henri IV, beau-frère de Montaigne. Son histoire montre que notre justice démocratique et laïque hérite de certains principes inquisitoriaux de la monarchie cléricale.

© David Herranz - Dulac Distribution

Vous avez écrit le film avec une co-scénariste. Pourquoi avez-vous fait appel à une femme pour vous épauler ?
Pablo Agüero
: C'est le premier film sur la chasse aux sorcières où les femmes ne sont pas sorcières, ni hystériques, pas même guérisseuses. Ce sont juste des femmes libres. On est de leur point de vue. Le regard féminin m'a paru nécessaire. Autant en écriture, qu'au montage, c'est-à-dire aux moments où l'on détermine le regard, j'ai travaillé avec des femmes. 

Au cinéma, les sorcières sont souvent fantasmées, représentées comme des femmes cruelles ou fantastiques. En quoi était-ce important pour vous de leur rendre leur réalité historique, de montrer qui elles étaient vraiment ? 
Pablo Agüero
: La quasi-totalité des films et livres que je connais sur le sujet reproduisent le discours de l'inquisiteur. Dans le récent The Witch, où la protagoniste est innocente, il y a bien une vielle sorcière qui mange des enfants. Même la célèbre pièce Les sorcières de Salem, pourtant engagée et progressiste, fait d'une femme hystérique qui en accuse d'autres l'élément déclencheur de la répression. Je me suis dit qu'il était bien temps de faire un film sur la chasse aux sorcières où il n'y ait pas de sorcières, ni des folles, ni des femmes perverses. 

"Comme Shéhérazade, elle n'a d'autre arme que sa propre imagination pour résister à son oppresseur"

Comment décrivez-vous vos héroïnes ?
Pablo Agüero
: Elles sont cette jeunesse libre qui a fait peur aux régimes totalitaires de toutes les époques. Le fait que les hommes de pouvoir aient tellement peur de la liberté individuelle des jeunes femmes prouve son caractère révolutionnaire.

Qu'est-ce qui pousse Ana à entrer dans le jeu du juge, à lui donner ce qu'il attend d'elle ?
Pablo Agüero
: Comme Shéhérazade dans Les Mille et une nuits, elle n'a d'autre arme que sa propre imagination pour résister à son oppresseur tout-puissant. Dans le cas particulier de la chasse aux sorcières, elle se voit obligée de jouer avec les fantasmes du juge, les incarnant, c'est-à-dire devenant une sorcière pour lui. Mais elle fait semblant de se soumettre à lui pour mieux renverser la situation.

© David Herranz - Dulac Distribution

Le juge est dans une posture ambigüe, à la fois fasciné et rebuté par ces jeunes femmes. Comment expliquer sa position ?
Pablo Agüero
: Les hommes de pouvoir, dans la société patriarcale, attribuent aux femmes une libido effrénée qui est en réalité ce qu'ils éprouvent eux-mêmes en les voyant. Et comme ils répriment ce sentiment, ils sont aussi attirés qu'effrayés par ces femmes. Les écrits du juge Pierre de Lancre sont incroyablement explicites là-dessus, il parle de leur beauté qui ensorcelle. Ce serait très beau et poétique si ce n'était pas un argument pour les exécuter.

Il incarne quelque part le male gaze… C'était volontaire ?
Pablo Agüero : Oui, le male gaze est le sujet du film, on y voit comment le juge sculpte ses jeunes prisonnières à l'image de son propre regard. On ne parlait pas tellement de cet anglicisme à la mode, male gaze, à l'époque où j'ai écrit ce film, mais il correspond très bien à la dialectique perverse par laquelle la chasse aux sorcières a stigmatisé les femmes. Et c'est ce que j'essaie de montrer dans la mise en scène, sur la lisière du dérangeant. 

"Les hommes de pouvoir, dans la société patriarcale, attribuent aux femmes une libido effrénée qui est en réalité ce qu'ils éprouvent eux-mêmes"

Les chasses aux sorcières ont eu lieu du Moyen-Âge au XVIIe siècle, pourtant votre film semble très contemporain. Comment êtes-vous parvenu à le rendre moderne tout en respectant l'aspect historique ?
Pablo Agüero : Plutôt que de chercher la modernité, j'ai rejeté les clichés des films d'époque. On les tourne souvent avec des caméras fixes, comme si au Moyen-Âge les cameramen utilisaient des trépieds ; on fait parler les personnages de manière alambiquée, alors que les gens réels ne parlent pas comme des livres ; on copie les sources (écrits, tableaux) comme si c'étaient des références de la réalité, puis on se borne à montrer l'aristocratie, le clergé ou les armées… Sur les gens du peuple, il n'y a pas grand-chose et rien ne dit qu'ils n'étaient pas comme ceux d'aujourd'hui. En lisant les descriptions que Jules Michelet fait des classes populaires de l'époque, j'ai réalisé que leurs conditions de vie étaient les mêmes que celles que j'avais eues dans mon enfance, dans un bidonville de Patagonie. 

En 2008, on vous reprochait que votre sujet n'était pas assez actuel. Aujourd'hui, la sorcière est très populaire, elle a même été réhabilitée en tant que figure féministe. Qu'est-ce qui a changé ces dernières années d'après vous ?
Pablo Agüero : C'est une terrible ironie du destin, qui a rendu extrêmement difficile le financement du film. L'élément déclencheur du changement a été l'affaire Weinstein, qui en 2017, puisqu'elle touchait à des stars, a remis à la mode la lutte pour l'égalité des sexes. Mais je ne crois pas que mon scénario était en avance sur son époque, car déjà Michelet, au XIXème siècle, revendiquait la figure de la "sorcière" comme un symbole de la lutte contre la morale cléricale et la société patriarcale. Ce sont des mouvements souterrains qui n'ont jamais cessé.

© David Herranz - Dulac Distribution

La musique du film est puissante, elle nous enveloppe tout le long. D'où viennent ces chants et incantations ? Quel était votre but en leur accordant cette place centrale ?
Pablo Agüero : Ce que je trouve merveilleux, c'est que la lutte se joue dans la fiction. Les inquisiteurs veulent imposer leur récit fictionnel, basé sur la cosmogonie religieuse, qui est intrinsèquement misogyne. Les femmes résistent en construisant une autre fiction. Et le film lui-même est une forme de résistance par la fiction. La musique en est la meilleure manifestation. Car à la répression, elle oppose l'art et la joie de vivre. Chanter, c'est la forme d'art la plus simple, populaire, à la portée de tous et exprimant le plus intime de l'être. Pour créer la bande sonore, j'ai d'abord demandé à la compositrice de faire des recherches de mélodies ancestrales basques. Ensuite, je lui ai demandé des arrangements qui évitent le côté trop clean des reconstitutions habituelles, cherchant plutôt la rugosité des folklores vivants. Ensuite on a beaucoup travaillé avec les actrices elles-mêmes, pour qu'elles puissent apprendre le chant tout en s'appropriant cette musique, qui est vraiment devenue la leur.

"Des féministes ont repris des phrases du film, d'autres gens l'ont utilisé pour dénoncer les dérives de l'extrême droite"

De quoi êtes-vous le plus fier ?
Pablo Agüero
: Ma plus grande fierté, c'est que ce n'est plus mon film. C'est devenu peu à peu le film des actrices, qui l'ont façonné et rendu vivant. Puis à la sortie en Espagne, c'est le public qui se l'est ré-approprié. Des féministes ont repris des phrases du film, d'autres gens l'ont utilisé pour dénoncer les dérives de l'extrême droite, les néo-fascistes l'ont attaqué… Je n'ai fait qu'ébaucher des symboles pour que d'autres les complètent et les utilisent pour leur propre combat. J'espère que ce sera la même chose en France, où couve le feu de la révolte !