Jean ou jupe, escarpins ou baskets... quand la peur nous habille

Aujourd'hui, le harcèlement de rue se dénonce et les porcs sont balancés. Mais le combat n'est pas seulement verbal, il est aussi vestimentaire. Entre peurs et revendications, jupe et talons, quelle tenue portent les femmes quand elles mettent le pied dehors ? Témoignages.

Jean ou jupe, escarpins ou baskets... quand la peur nous habille
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Posons le décor : en 2018,  8 femmes sur 10 ont déjà été victimes de harcèlement de rue*. Sur les avenues, dans les ruelles et les transports, nous sommes sifflées, regardées, suivies, parfois touchées. Face à la prise de conscience générale, aux chiffres qui rappellent que l'espace public est le terrain d'agressions multiples, les femmes prennent la parole et dénoncent, l'Etat sanctionne et le niveau de vigilance reste élevé. Mais accroitre la sécurité et revendiquer sa liberté n'empêchent pas la peur. La peur quand on sort le soir. La peur quand il fait nuit. La peur quand le boulevard est désert.
Dans ce contexte, les femmes cherchent la paix en questionnant leurs vêtements, leur look, leurs talons, conscientes qu'elles n'ont pas à changer, que c'est l'agresseur qui doit modifier son comportement, épouser le respect et la civilité. Le monde tourne à l'envers et le constat enrage, comme l'exprime Garance, chanteuse féministe, dans son morceau Jour de Poisse : "A toi qui fais se sentir sottes les filles le matin en culotte, qu'est-ce que je vais me mettre sur le dos, est-ce que ça passe, est-ce que c'est trop ?".
Nous avons questionné nos lectrices et nous leur avons demandé quel impact le harcèlement de rue avait sur leur armoire, là où il ne devrait même pas interférer. Mais dans l'actuelle réalité, certaines font le choix de l'habit militant quand d'autres choisissent de se camoufler. Témoignages.

"Je mets des gilets longs, qui créent une barrière entre moi et celui qui voudrait s'aventurer…", Carole, 32 ans (Paris)

J'ai été suivie une fois et j'ai vraiment eu peur. Je tremblais dans les couloirs du métro, je sentais le regard du type dans mon dos, qui s'est arrangé ensuite pour monter dans le même wagon que moi. Je me suis donc approchée d'un inconnu pour ne pas rester seule. Hormis cet épisode qui m'a complètement paralysée et poussée à prendre le taxi pendant des mois, j'ai souvent croisé des regards lourds, des regards qui déshabillent. Tous me tétanisaient. Depuis, la pression ambiante m'a rhabillée. Je n'ai jamais été ultra-féminine, mais je portais des décolletés, des robes. Désormais, je ne mets que des jeans et des gilets longs, qui créent une barrière entre moi et celui qui voudrait s'aventurer… Parfois, j'enfile même une capuche ! J'ai aussi peur pour mes affaires, mon téléphone, mon ordinateur. Je cache tout. Je me cache moi, en entier. Bien sûr, ça me pèse. J'aimerais pouvoir sortir de chez moi en toute légèreté, mais non. Mes yeux cherchent partout le mal, pour le repérer puis l'éviter. C'est vrai, j'ai fait de la rue et des transports en commun une véritable source d'angoisses. Mes copines me disent de me détendre et d'arrêter de me camoufler. Que c'est aux hommes de changer, qu'il faut les rééduquer. Je suis d'accord, mais je n'ai pas la force de me dévoiler davantage. Même si on me disait "c'est bon ça ne craint plus rien", je ne lâcherais pas prise. Je crois que je suis trop marquée pour quitter mon jean…

"La féminité est une arme sous-estimée or beaucoup de femmes s'en privent en pensant bien faire", Laura, 30 ans (Paris)

Pour ma part, mon style s'est affirmé avec le temps et dans ce contexte. Pourtant, j'ai déjà été agressée physiquement dans la rue avec une amie par une bande de dix mecs. Mais je n'ai pas voulu changer ma façon de m'habiller. Je mets du rouge à lèvres rouge, j'ai des ongles vernis très longs, je porte des tenues extrêmement féminines et forcément, ça force le regard. Je ne fais pas ça pour qu'on me regarde mais parce que j'aime être féminine. Toutefois, là où ça devient intéressant, c'est que j'ai constaté que mon look effrayait les hommes ! Ils n'osent pas regarder franchement, ils détournent les yeux. Je pense que la féminité est une arme sous-estimée et que beaucoup de femmes s'en privent en pensant bien faire alors que ça a souvent l'effet inverse, en tout cas dans mon vécu. Je ne me fais jamais autant interpeler ou déranger dans la rue que lorsque je suis en Girl next door, c'est-à-dire sans maquillage, en tenue sobre, donc potentiellement accessible. Les atours de maquillage et de vêtements sont un véritable barrage.

"Je réfléchis longuement à mes vêtements avant de sortir, je sais que le risque existe", Julie, 26 ans (Lyon)

J'ai troqué mes jupes contre des pantalons. Une prise de poids m'a freinée. Mais il n'y a pas longtemps, je réfléchissais à mon changement de look, et j'ai compris que l'atmosphère anxiogène du harcèlement de rue y était pour quelque chose. Grossir, c'était la bonne excuse. Quand je sors, je ne parviens plus à m'habiller, je n'arrive plus à me faire belle et je préfère rester simple. Pourtant, il ne m'est jamais rien arrivé. Oui, on m'a déjà regardée ou lancé un "t'es bonne". Ce n'était pas très agréable, mais je fais partie des rares femmes qui n'ont jamais été suivies ou même "frottées". Le harcèlement, dans mon cas, est presque anecdotique, même si j'ai conscience qu'il ne faut pas parler de petit ou gros harcèlement. Quoi qu'il en soit, j'ai l'impression d'échapper à ce fléau quand j'écoute les médias, tombe sur des posts Instagram ou discute avec les femmes de mon entourage. Ce que j'entends ne me rassure absolument pas. Au contraire, je me dis que ça va me tomber dessus. On va m'emmerder un jour ou l'autre, c'est sûr. Je me méfie. Je me protège. Je réfléchis longuement avant de sortir, et si avant j'hésitais entre deux collants, maintenant, j'ai plutôt la peur du jean trop moulant, ou du maquillage aguicheur. Après, ça ne me tracasse pas plus que ça, ou moins, car j'ai remarqué que j'avais complètement (et c'est triste) intégré le risque à mon quotidien.

"Les flics m'ont dit qu'étant donné mes vêtements, fallait pas que je m'étonne !", Mélusine, 28 ans

Je suis arrivée à Paris il y a deux ans. Je m'interdisais de rentrer en métro après une certaine heure et je faisais très attention à ma façon de m'habiller, j'avais peur. Jamais de robe ou talons. J'ai progressivement évolué, par lassitude. Par envie d'enfiler ce que je veux. Un épisode est aussi venu me booster. Je me suis fait suivre par un mec le soir de la fête de la musique l'année dernière. J'étais dans ma voiture avec une copine et un mec en camionnette blanche nous traquait. On s'est garées, il s'est garé lui aussi, il est sorti de sa voiture, il est passé plusieurs fois devant nous en marchant et en nous observant. Dès que je changeais de place sur le parking, il continuait. Ça a duré de très longues minutes. J'ai fini par appeler la police. Quand les flics sont arrivés, la première chose qu'ils m'ont dite, c'est : "Vous êtes deux nanas habillées comme ça dans une voiture en pleine nuit ? Faut pas vous étonner aussi !". J'ai trouvé ça dingue. Après ça, j'ai commencé à répondre aux mecs qui me sifflaient dans la rue, à insulter ceux qui me traitaient de salope. Ma démarche s'est faite plus assurée et depuis, j'ai beaucoup moins peur, et surtout, je suis beaucoup moins emmerdée. C'est lié à un article que j'ai lu un jour qui expliquait qu'une personne qui agit en victime et qui vit dans la peur va se faire plus rapidement repérer par les agresseurs. Et bien sûr, c'est quelque chose que #MeToo a beaucoup renforcé. Maintenant, je viens en aide aux filles qui sont dans ma situation, si je vois qu'elles ont peur. Je suis plus attentive aux personnes qui m'entourent.

*Étude Ifop pour VieHealthy.com réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 26 au 29 janvier 2018 auprès d'un échantillon de 2 008 femmes, représentatif de la population féminine résidant en France métropolitaine âgée de 15 ans et plus.