Tête à tête avec Anna Dello Russo, prêtresse pertinente et impertinente

Anna Dello Russo a bien plus à offrir que ses street styles ébahissants. D'illustration parfaite de la charmante désinvolture de la mode, l'icône est passée à militante clairvoyante, sans perdre une once d'esprit ni de joie. Ambassadrice de l'Istituto Marangoni, elle prêche à présent une éco-conscience créative et décomplexée. On signe tout de suite.

Tête à tête avec Anna Dello Russo, prêtresse pertinente et impertinente
© Istituto Marangoni

Il ne fallait pas moins que les salons privés du Bon Marché, ancien bureau d'Aristide Boucicaut transformé en haut lieu de raffinement, pour recevoir l'icône Anna Dello Russo. Ses street styles, ses tenues fantasques et plus généralement son attitude qui n'a pas froid aux yeux illuminent depuis 30 ans le paysage de la mode. Légende du style, l'"editor at large" pour Vogue incarne aux yeux du public toute l'effervescence de cette industrie du rêve. Pourtant, ce qui fait la valeur de la it-girl quinqua va bien au-delà de son vestiaire légendaire. Elle a d'ailleurs tout vendu, en 2018. Terminé les 4000 paires de chaussures, la règle "une tenue par défilé" et les centaines de pièces de créateur collectionnées par ses soins (et par ses propres moyens, fait assez rare pour être noté). L'emblème de la mode abondante est à présent l'avocate du changement. Ambassadrice de l'école de mode internationale Istituto Marangoni, elle accompagne la prochaine génération sur les routes de la révolution éco-consciente. Et c'est sans étonnement que l'on découvre que son langage en la matière se rapporte à son plumage. Entretien avec une brillante pointure en avant vers le futur.

Le Journal des Femmes : Vous êtes connue du grand public pour votre collection extravagante de pièces... 

Anna Dello Russo : Tout a disparu ! Tout a été vendu pour des œuvres de charité. Je n'ai plus rien de tout ça. La mode est en train de changer, ce qui est fantastique. À présent, et j'adore ce mot, on doit "ajuster". On doit ajuster son temps, ajuster son travail, ajuster ses vêtements, consommer moins, être plus soigneux, plus éco-conscient, essayer d'aider cette planète. C'est une nouvelle ère !

Vous n'êtes pas nostalgique ? 

Ah ça non, jamais ! Ecoutez, cela fait 30 ans que je suis dans la mode. Dans la mode, vous ne pouvez pas vous permettre d'être nostalgique. La mode tourne, elle est déjà revenue en boucle maintes fois depuis que je fais cela. Je ne regarde jamais en arrière dans ma vie, ce que j'aime, c'est regarder devant. 

Comment en êtes vous arrivée à ce point de rupture ?

Il y a deux ans, j'ai travaillé sur mon livre, j'ai passé en revue mes archives et je les ai triées pour les vendre. C'est à ce moment là que l'Istituto Marangoni m'a approchée. Ils m'ont proposé d'être ambassadrice. J'ai répondu "Vous savez-quoi ? C'est le bon moment parce que j'ai des choses à dire." Je me suis dit que je pouvais être une bonne conseillère. J'ai imaginé des workshops parce que je trouve que c'est une façon très moderne d'enseigner. On travaille ensemble, c'est très dynamique et il y a un véritable échange. 

On vous entend souvent dire que vous aimez être entourée de nouveauté. Est-ce qu'être au contact de la prochaine génération vous apporte beaucoup ? 

Je suis toujours entourée de jeunes ! C'est le cas au Vogue Japon, pour lequel je travaille depuis 12 ans. Mais les étudiants c'est un nouveau challenge. Leur contact me permet de garder un regard frais sur les choses. 

Anna Dello Russo est venue à la rencontre des élèves de L'Istituto Marangoni et des clientes du Bon Marché lors de la fashion week de Paris © Istituto Marangoni

La mode a toujours été fun, mais se doit d'être plus terre à terre, une attitude que vous avez récemment adoptée. C'est possible d'allier les deux ? 

La mode apporte de la joie, c'est une histoire sans fin. Comme la littérature, le théâtre, l'art, la mode, c'est de l'amusement. Elle n'arrêtera jamais de procurer ce sentiment. Mais c'est aussi un miroir de la société. Elle a énormément de choses à dire, au-delà des vêtements, au-delà du fun, sur les changements de la société. Par exemple, la tendance du genre neutre, des vêtements unisexes, est générationnelle. La mode est un mélange de fun et de sérieux, mais quand elle parvient à nous, ça se transforme en légèreté. Et j'aime que ces valeurs soient transmises avec joie. 

Qu'est-ce qui vous excite aujourd'hui sur la scène mode ?

C'est évidemment le défi de faire de la mode éco-friendly, durable. Le dernier sujet de l'exposition du musée du Met "About time", est parfaitement à propos, puisqu'il s'agit de l'intemporalité dans la mode. C'est un challenge pour tout le monde et ça m'intéresse beaucoup. Voyons ce que nous pouvons faire avec cela ! Il ne s'agit pas seulement de trier sa garde-robe, ou d'acheter vintage. Il faut changer complètement de mentalité. 

A ce sujet, il y a un sentiment de culpabilité grandissant autour de la mode en ce moment. Qu'en pensez-vous ? 

De la culpabilité ? Je ne connais pas ce mot. La mode a un sens. Elle transforme cette lourdeur en une nouvelle approche. La mode n'est pas un carcan, elle donne toujours l'opportunité de la challenger. La mode propose toujours de trouver une solution créative. Plus on est à travailler en ce sens, plus fort on sera. 

Quels conseils vestimentaires donnez-vous aux personnes qui ont du mal à faire varier leur look ?

Si je m'habille toujours de manière chatoyante, c'est parce que j'essaye de donner un exemple : si je peux le faire, vous pouvez le faire. Evidemment j'adore le noir, l'élégance, le chic blablabla... Mais ce n'est pas le but. Le but est d'expérimenter, se mettre au défi, tester ses limites. Quand vous questionnez votre façon de vous habiller, vous découvrez toujours quelque chose sur vous-même. C'est de l'inconscient.

Donc je suggère toujours aux gens d'essayer. Ne pas se laisser influencer ou de s'enfermer dans le conformisme. Je n'aime pas le conformisme en général. Quand on regarde les enfants, ils n'ont aucune sorte de limite, ils se fichent de ce qu'ils font. La mode aide à se comporter de la sorte, c'est pour ça que j'aime ce genre d'excentricité. Bien sûr, j'aime l'élégance, mais j'aime aussi provoquer les gens, les inciter à sortir de leur zone de confort. 

C'est une façon de prendre soin de soi, de se demander quoi porter ?

Oui, tout à fait. Mais il ne faut pas se demander, il faut essayer ! Joue avec la mode jusqu'à ce qu'il se passe quelque chose. Ce n'est pas rationnel, c'est inconscient. Pense d'abord à la soirée et puis tu trouveras le look. Essaye d'en faire un peu plus chaque jour où tu te sens sûre de toi.