Amoureuse d'un monstre, Sandra nous hurle 15 ans de violence conjugale

Victime d'une insoutenable violence conjugale, Sandra, 31 ans, a été battue, séquestrée, elle n'a plus de cheveux... et a fini par s'enfuir. Désormais planquée avec sa fille, elle redoute son ex qui n'a jamais été puni par la loi. Témoignage d'une femme qui vit dans la peur et ne cesse de crier au secours sans être entendue.

Amoureuse d'un monstre, Sandra nous hurle 15 ans de violence conjugale
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Chaque année, 219 000 femmes sont victimes de violences physiques et/ou sexuelles. Aujourd'hui, on estime qu'une femme meurt tous les deux jours sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint (contre tous les trois jours en 2018). Des chiffres alarmants. Sandra, 31 ans, a décidé de nous confier son histoire, difficile, pour agiter les consciences. Si elle a toujours parlé, elle ne se sent pas soutenue. Récit.
J'avais dix-sept ans, je rentrais du Mc Do, il pleuvait des cordes. Une voiture s'arrête près de moi, la vitre se baisse : c'est la première fois que je vois son visage. C'est un homme, il est plus vieux que moi, du moins il a l'air. Il me parle, me demande où je vais. Au départ, je me méfie, mais il est drôle, sympa, et puis je suis à cent mètres de chez moi, je ne risque rien. Je monte avec lui, on roule trente secondes, il me plait bien et on envisage même de se croiser à un concert la semaine suivante. Il me plante et j'oublie.
Deux mois plus tard, je le recroise par hasard. C'est le coup de foudre. Il sait parler, il est cultivé, intelligent, même si c'est un mec de quartier. J'adore le contraste. Et moi qui suis fâchée avec ma famille, j'ai l'impression que m'intéresser à ce gars revient à me venger. Ma grand-mère est une bourgeoise, c'est elle qui m'a élevée et c'est elle qui me protège. Mais là, je vais prendre mon envol, me détacher de mes racines, découvrir un nouveau monde.

"Il m'enferme dans la salle-de-bain et je reçois une gifle, ma première gifle"

Je commence à le fréquenter. Il me gâte, il est attentionné. Il a beaucoup d'argent et je comprends qu'il est dans le business et que ce n'est pas du gentil business. Je ne trempe pas dedans, jamais, et je n'ai aucun contact avec ses potes. Et puis j'ai des œillères, je ne veux rien voir, je profite au jour le jour. On va au cinéma, on roule, on s'aime.

Mais la première gifle n'est pas loin. Un soir, il m'appelle. Je vis avec ma mère, je fais le mur, je traverse la ville pour le voir. Quand j'arrive, il me demande de partir, il n'a plus le temps. Alors je rentre, dépitée, et sur le chemin, je tombe sur un mec sympa qui fait de la musique, un rappeur incroyable avec qui je passe plusieurs heures. Le lendemain, mon mec le sait, parce que tout se sait dans les cités. Il m'enferme dans la salle-de-bain et je reçois une gifle, ma première gifle. Peu de temps après, ma mère porte plainte pour détournement de mineur, même si mes dix-huit ans sont imminents. Ça commence à mettre le bordel entre nous. Je crois que c'est là que je reçois ma deuxième gifle. Il veut que ma mère retire sa plainte.

Je suis amoureuse et sous emprise. Je me fais même tatouer son prénom. Il a du charisme, il est beau, il a bon coup de rein. C'est facile de tomber amoureuse, et puis il me fait rêver, je me sens grande avec lui, femme même. Quand il me frappe, je me dis que je dois le mériter, que je n'ai pas été claire quand je me suis exprimée. 

"Je ne suis pas une courageuse, je n'ai jamais été attirée par les bad boys"

Tout ça dure onze mois. Puis il tombe pour trafic de stupéfiants. C'est là que je comprends vraiment son business. Il se fait prendre chez moi, enfin chez ma mère. Je ne savais pas qu'il était en cavale, qu'il se planquait. Les flics le choppent et moi je me retrouve seule, je ne sais pas où il va, je ne sais pas comment on réagit dans ces cas-là. C'est irréel. 

Je le cherche partout et finis par le retrouver. En prison. Je fais 500 bornes par semaine pour le voir. C'est passionnel, je lui écris des lettres enflammées, je lui raconte mes journées, je ne vis plus sans lui, mon chagrin est fou, c'est un énorme délire.

J'ai 18 ans, je suis jeune et c'est dur. Je ne sais pas quand sera le jugement, combien il va prendre. Je réalise qu'il n'est pas qu'un dealer de quartier, que c'est bien plus important. Et je réalise aussi que je suis embarquée dans un vrai truc, un sale truc, mais je me dis que personne ne veut de cette vie-là, qu'il va sortir et changer. Moi, candide, je me dis qu'il m'a choisie pour ça, et qu'il m'aime parce que je suis rangée. Je ne suis pas une courageuse, je n'ai jamais été attirée par les bad-boys. J'aime les sensations fortes, les gens intelligents. J'aime la vie mais je suis allergie à la violence, alors avec moi, il arrêtera les conneries.

"J'ai eu comme un appel à la maternité, il fallait que je sois maman, j'avais besoin d'elle, de ma fille"

Aujourd'hui, je suis maman. J'ai un bébé parloir. Je suis tombée enceinte là-bas. Et ça me parait dingue. Oui, on peut avoir des rapports sexuels en prison même si c'est un grand mot. On a une chaise, une table, on discute, et puisqu'on est fouillé avant, les matons s'en fichent qu'on se rapproche. Et puis mon mec a du pouvoir, on lui fout la paix. Je me rappelle de ce jour-là, je traverse la ville en trench, nue en dessous. Et en trois minutes, on fusionne, on grappille un instant. Tout ça me parait une autre vie.

Je suis heureuse d'apprendre que je suis enceinte. Mais je passe neuf mois seule, j'ai dix-neuf ans, le père est en taule. Je ne voulais pas d'enfants mais j'ai eu comme un appel à la maternité, il fallait que je sois maman, j'avais besoin d'elle, de ma fille, et c'est elle qui m'a sauvée. Sans elle, je ne serais pas là aujourd'hui.

Je me mange une gifle en taule quand je refuse d'amener notre fille que j'estime trop jeune. Il dit que je suis jalouse de ma fille, que je ne le laisse pas la voir. Je me rebelle un peu, je suis choquée, c'est peut-être la première fois que je me rebiffe. Ce n'est même pas que je me sens protégée parce qu'en prison, car tout le monde s'en fout, personne ne réagit. C'est que je suis maman maintenant. Il m'insulte et je pars, le doigt en l'air, hors de moi. Je comprends que le pire est à venir.

"Je commence à établir des plans pour partir, mais je suis loyale, je n'y arrive pas, j'entre dans le schéma de la femme battue par excellence"

Je ne veux plus le voir. J'espace mes visites en prison. Le jour de sa sortie, après trois ans, je ne me lève pas, mon corps ne veut pas, incapable. Pourtant, j'ai tout préparé, j'ai pris un appartement pour lui avec l'aide de ma grand-mère. Je veux qu'il se sente bien chez moi, qu'il ait une adresse. Si j'avais su et vu, je serais partie.

Quand il sort, notre fille a un an et demi. Il s'installe chez moi, et tout de suite, c'est la merde. Mon appartement est un studio, c'est déjà ça, je me démène, mais il me dit que je l'enferme encore. Je tente de me battre, je m'inscris à l'université, moi la bonne élève, la première de la classe qui n'a pas eu son bac avec toutes ces conneries. Mais les coups sont de plus en plus fréquents. Je commence à établir des plans pour partir. Mais je suis loyale. Je n'y arrive pas. J'entre dans le schéma de la femme battue par excellence. Et puis partir avec quelles forces ? Je maigris à vue d'œil. Je tiens debout mais je ne sais pas comment. J'ai peur qu'il me tue et j'ai peur pour ma fille. Il a de la force, il est gaulé comme un boxeur.

Je suis perdue. J'ai du mal à me lancer dans mes études et lui, il me fait des crises de jalousie pour un rien. Il me met la pression, me flique. Je trouve un job à Paris dans un magasin, un truc alimentaire, je fais des allers-retours quotidiens. Parfois, il débarque sur mon lieu de travail, m'oblige à sortir, veut me parler. Je perds plusieurs boulots comme ça, parce que je suis en période d'essai et qu'on me voit comme une fille dispersée, pas sérieuse. C'est sans dire que je suis souvent absente car je reste enfermée chez moi quand je prends des coups sur la tête. Finalement, il me séquestre puisque je refuse que les gens me voient dans cet état. Parfois, il me frappe avec un objet, un objet qui lui échappe des mains soi-disant, sauf qu'il vise très bien. Il m'a déjà tirée au sol, aussi, parce que j'ai refusé de nettoyer une tâche d'huile. J'ai un trou béant sur le crâne. J'ai essayé tous les remèdes de sorcière pour récupérer mes cheveux, en vain. Alors dernièrement, je me suis rasée la tête, j'assume.

"Je réalise que je ne fais pas l'amour mais que je me fais violée au quotidien"

La situation s'empire dès que je parle à une assistance sociale. Elle m'aide à reprendre mes études et moi j'ai la rage, je veux réussir. Je sais que je ne suis pas con. Je dis tout à cette femme. Je lui dis que je me fais frapper. Et la première chose qu'elle me répond, du moins me demande, c'est : "Mais si vous habitez dans un studio, c'est que vous avez des relations sexuelles devant votre enfant ?". Ce qui en ressort, c'est que je ne protège pas ma fille.

Je suis désamorcée, je ne comprends pas, et d'ailleurs c'est là que je réalise que je ne fais pas l'amour mais que je me fais violée au quotidien. Je n'en voulais pas de ses sodomies, de cette douleur, mais moi je croyais que je remplissais mon devoir conjugal. Je répondais aux codes, je n'en sais rien. Comment je n'ai pas pu voir que je me faisais violer, moi qui suis dans l'analyse, moi qui m'écoute. Je suis en colère contre mon éducation. J'ai été élevée par des femmes, je ne sais pas ce qu'est un homme, je ne sais pas y faire, j'en souffre. J'ai grandi dans une société patriarcale mal faite, dans une société judéo-chrétienne mal faite. Dans les bas-fonds, la femme n'y est pas bien traitée.

L'assistante sociale me demande de partir de chez moi. Pour le fuir, mais surtout pour mieux éduquer ma fille. Je cavale partout, j'appelle SOS femmes, on ne m'aide pas. A côté de cette galère, j'ai presque envie de dire que les coups n'ont aucune importance dans mon histoire. Un coup, ça dure deux secondes, tu fermes les yeux, c'est concret, t'as mal, et c'est aussi la preuve que tout ça n'est pas dans ta tête. Le pire, c'est le reste, c'est ta vie qui est régie par la peur, la peur qu'il te retrouve où que tu sois.

Alors je pars. Mais c'est mon appartement, ce n'est pas à moi de fuir, il faut l'éloigner lui. Je cours de foyer en foyer. Mais il me retrouve, il connait tout le monde, il a même des copains flics, alors il sait où je suis.

"On n'a rien à faire là… donc je sais ce qu'on fait là"

Peu de temps après, je dois changer de foyer, alors je l'appelle, parce que j'ai besoin de lui, parce qu'il est le père de ma fille. Je suis sans cesse dans ce paradoxe, vouloir fuir mais ne pas fuir. Il me récupère, il a préparé un scénario de fou. Dans la voiture, je sens que quelque chose ne va pas. On arrive chez moi, mon appart est vide, je ne sais pas comment il a eu les clés, il y a juste une chaise haute. Il ferme la porte à double tour, nourrit ma fille, l'installe et la met en sécurité. Moi, je capte que c'est fini. On n'a rien à faire là donc je sais ce qu'on fait là. Il me dit : va dans le salle-de-bain, je dis non, je ne veux pas y aller, je veux m'échapper, il ferme tout, retire les poignées des fenêtres. J'abdique, je lui demande juste de dire au revoir à ma fille.

Dans la salle-de-bain, je me mets à genoux, je prie Dieu alors que je n'y crois pas, je fais des trucs insensés. Il fait couler l'eau, je suis déjà morte. Je vois la fin, je suis dans un autre monde, je renonce et je suis presque soulagée. Je me laisse faire, je ne parviens plus à me battre. La scène ressemble à une prise d'otage, il me dit des choses horribles, c'est bizarre, fou, et puis il me met la tête sous l'eau. J'ai l'impression de tomber dans les pommes, je ne sais plus à quoi je pense, je me dis que je dois respirer pour noyer mes poumons mais parait que ça fait mal, j'hésite, je ne sais plus, et puis je ne sais plus si je me débats ou s'il arrête mais ça se stoppe.

J'ai été portée plainte. Je n'ai pas pris d'avocat, il me semblait évident que j'allais gagner. Je n'ai plus de cheveux à vie, il faut quoi de plus ? Mais on nous envoie la convocation pour le tribunal à la même adresse. C'est tellement bête. Lui croit que c'est en rapport avec ses conneries, et moi je cache ma convocation pour qu'il ne se doute de rien. Mais le matin, on se retrouve à s'habiller tous les deux. Jusqu'au dernier moment, je lui fais croire que je l'accompagne.

Au tribunal, on me dit : s'il avait voulu vous tuer en vue de son dossier, il l'aurait déjà fait. Je suis rentrée chez moi démunie et il m'a défoncée.

"Je n'ai jamais été soutenue par la justice et je me sens miraculée d'être toujours là"

J'ai continué ma cavale. Et il m'a retrouvée partout. Parfois, je me rendais, parce que la pression était trop forte. Il me faisait croire qu'il savait où j'étais, parfois même qu'il était en bas.

J'ai fait plusieurs foyers, plusieurs villes, j'ai même été me réfugier chez ma grand-mère et dans une ferme. Mais ça ne pouvait pas durer, alors j'ai pris un nouvel appartement. Mais il m'a retrouvé, encore, et a posé ses valises chez moi. Un jour, il part chez le dentiste, j'ai une heure devant moi, je prends ma fille sous le bras et je retourne me planquer dans la ferme. Là-bas, je pète les plombs, tout le monde me manque.

Mais de toute façon, je n'ai plus personne. Les gens ont changé de regard à mon égard à cause de ma situation. J'en veux à la terre entière, aux gens qui ne me croient pas. J'ai perdu des potes parce que l'histoire est trop grosse. On me prenait pour une dingue.

Je n'ai jamais été reconnue comme victime. Il faut qu'il me refrappe pour que je puisse porter plainte à nouveau. Personne n'a jamais rien fait, alors que tout le monde entendait. Mes voisins n'étaient pas sourds et moi je ne me taisais pas. J'ai dû appeler les flics cent fois parce qu'il arrivait et que j'avais peur. Les flics me répondaient de rappeler quand il serait là.

Quand on subit des violences conjugales, on nous dit de parler. Ça fait 13 ans que je parle et il ne se passe rien. Je n'ai jamais été soutenue par la justice et je me sens miraculée d'être toujours là. J'ai de la pugnacité, je ne veux pas changer, me perdre moi-même, je sais qui je suis.

"Rêver d'une vie meilleure avec lui, ça m'arrive encore, oui"

J'ai fini par partir, et loin. Je voulais la mer ou la montagne. J'ai listé les lieux de vacances que j'adorais gamine. Mais La Clusaz ou Megève, ça coûte un bras. Alors, j'ai organisé un week-end en Vendée avec ma mère pour prospecter. Je ne suis jamais revenue.

J'ai vécu avec mes économies. J'ai tout recommencé. J'ai beaucoup déménagé. Je n'ai jamais revu le père de ma fille. On s'est appelé quelque fois, et on rigole au téléphone. Dans le fond, oui, je rêve d'une famille modèle, ma fille a 12 ans et je ne vois pas comment je vais rencontrer quelqu'un. Alors rêver d'une vie meilleure avec lui, ça m'arrive encore, oui.

Une assistance sociale passe tous les mois pour voir comment va ma fille. C'est dingue. J'ai tout fait pour la sauver, je me bats chaque jour. J'éduque ma fille comme moi j'ai été éduquée. Les règles sont strictes. Je me tue toute seule pour elle, et on m'étouffe avec des rendez-vous, des contraintes. On a obligé ma fille à voir un psy, au sein du collège. Tout le monde le voit, le sait, c'est dur.

Parfois, je parle de tout ça avec ma fille. Ce n'est pas tabou. Mais j'en parle moins, parce que depuis quelque temps, elle réclame son père. Je ne peux pas répondre à sa demande, je suis incapable de le faire, elle verra quand elle aura 18 ans. Elle veut élargir l'univers familial qu'elle n'a pas, et je comprends.

Ça ma bousillée, j'ai perdu confiance en moi, je me sens meurtrie physiquement. Et j'ai peur. J'ai pris perpète. Il connaît mon adresse, peut débarquer à tout moment, et ça ne sera pas pour arranger les choses. Aujourd'hui, le médecin m'a diagnostiqué une dépression. Finalement, dans le combat, je ne voyais rien, n'avais pas le temps de penser, d'intellectualiser. Mais ça va. Et ça ira toujours. Et quand ça ne va pas, je pense à mon enfance, je me réfugie dans le passé, je respire à plein nez l'odeur des violettes et de la lavande, parce que c'était tendre et joli.