Pierre Chassagnieux : "Repenser aux enfants perdus d'Angleterre me hérisse les poils"

En Grande-Bretagne, des enfants sont régulièrement arrachés à leurs parents par les services sociaux, sans qu'aucune preuve de maltraitance ne soit nécessaire. Une situation sordide dépeinte dans le documentaire passionnant "Les Enfants Perdus d'Angleterre", diffusé le 16 avril à 20h50 sur France 5. Pierre Chassagnieux nous parle de ce long-métrage poignant qu'il a co-réalisé avec Stéphanie Thomas.

Pierre Chassagnieux : "Repenser aux enfants perdus d'Angleterre me hérisse les poils"
© Capture d'écran - France 5

Dans le documentaire Les Enfants Perdus d'Angleterre, diffusé le 16 avril à 20h50 sur France 5, Pierre Chassagnieux et Stéphanie Thomas nous interpellent sur un phénomène terrible et méconnu du plus grand nombre, en Angleterre. Outre-Manche, chaque jour, des enfants sont séparés injustement de leurs parents par les services sociaux. Selon le texte de loi du Children Act, qui place la protection de l'enfance au-dessus de toute préoccupation, des parents peuvent être soupçonnés de "maltraitance future" en raison de leur situation économique précaire, par exemple, et sont donc susceptibles de se faire retirer leurs enfants sans preuve d'un quelconque sévice psychologique ou physique. Le documentaire est la suite d'un premier long-métrage Les Enfants Volés d'Angleterre, qui nous relatait le parcours de ces parents dont la famille a été brisée.  Le deuxième volet de ce diptyque donne la parole aux enfants, aujourd'hui adultes, qui ont été ballottés de foyer en foyer et ont vécu les affres de ce système abusif. L'un des réalisateurs, Pierre Chassagnieux, nous raconte.

Le Journal des Femmes : Comment avez-vous entendu parler de cette terrible situation dans notre pays voisin ?
Pierre Chassagnieux :
Ma co-réalisatrice Stéphanie Thomas avait eu vent de cette histoire via un reportage radio qui avait été réalisé par Florence Bellone pour la RTBF. Elle m'a dit que ce sujet méritait un approfondissement. De là, nous avons décidé de réaliser des documentaires pour rendre compte de la situation.

Pourquoi n'entend-on pas parler de ce système abusif ?
Pierre Chassagnieux : Dans le premier film, on entend une phrase un peu "punchline" de John Hemming, qui dit que les journalistes anglais ne pourraient pas rendre compte de la situation comme nous l'avons fait. C'est un peu un effet de style, parce que les reporters anglais peuvent tout à fait parler de ce problème inhérent à la politique familiale anglaise, sauf qu'ils ne peuvent pas aller aussi loin que nous. La protection de l'enfance en Angleterre est telle qu'il suffit que vous commenciez à raconter une histoire avec un fait précis de lieu ou de personnalité, qui rentrerait dans l'histoire d'un enfant qui a été placé, pour que les journalistes tombent sous le coup de la loi, cela s'appelle le "gagging order" (ordre de bâillonnement, NDLR).  Les parents ne peuvent pas raconter leur histoire aux reporters anglais, sauf s'ils taisent complètement leur identité. 

N'est-ce pas une sorte de censure ?
Pierre Chassagnieux : Non, il s'agit d'un degré de protection des mineurs plus élevé qu'en France. Quand la BBC diffuse des reportages sur ce sujet, (il y en a eu quelques uns) les visages sont floutés, les voix sont transformées, les prénoms sont dissimulés, et ils ne peuvent pas raconter l'histoire de façon aussi précise et explicite. Les journalistes anglais n'ont pas la latitude la plus totale pour travailler. Quand on a commencé à recueillir les témoignages, on a demandé aux parents s'ils voulaient parler à visage découvert, ils ont accepté sans problème… alors qu'en Angleterre, ils n'en auraient pas eu le droit.

Pourquoi ces enfants ne sont-ils pas écoutés ?
Pierre Chassagnieux : Dans les cours de justice comme dans la vie quotidienne, les opinions des enfants ne sont pas prises en compte. Les Nations Unies soulignent ce manque d'écoute dans un rapport. Les enfants doivent livrer leur version des faits. On ne considère pas suffisamment l'enfant comme une personne dotée de libre-arbitre. Même s'ils sont forcément plus fragiles que les adultes, je pense qu'ils méritent d'être écoutés.

Dans le documentaire, le père de Rebecca nous raconte l'histoire de sa fille, qui s'est pendue à 16 ans après avoir été ballottée de foyer en foyer. Comment êtes-vous parvenu à recueillir le témoignage de cet homme qui a vécu le pire ?
Pierre Chassagnieux : En général, les témoins qui sont blessés, meurtris, et ont vécu des blessures incommensurables sont effectivement réticents à raconter leur histoire. Toutefois, le père de Rebecca, qui s'est trouvé dans une situation catastrophique, n'était pas réservé, car il voulait exprimer son désarroi et rendre compte de cette injustice. Nous sommes également parvenus à faire témoigner Elizabeth, qui est en ombre chinoise, par la conviction que l'on a pu y mettre et le choix qu'on lui a laissé dans le mode de témoignage. Finalement, il y a toujours un moyen d'y trouver son compte. Les témoins sont soulagés, leur prise de parole a des vertus cathartiques et contribue à la reconnaissance de la violence qui a pu leur être faite.

Quel est le moment qui vous a le plus touché durant la construction de ces deux volets ?
Pierre Chassagnieux : Je n'oublierai jamais le moment où nous étions dans la voiture avec Colin et Claire et qu'ils ont appris qu'ils ne reverraient pas leur bébé, qu'il sera placé dans une famille d'adoption. C'est moi qui filmait. Rien que d'en parler, j'en ai encore les poils qui se hérissent. Cela fait 19 ans que je réalise des documentaires et jusqu'à mes derniers jours, cela restera l'un des moments les plus douloureux que j'ai eu à filmer.

Avez-vous eu des nouvelles de ces témoins ?
Pierre Chassagnieux : Depuis 2016, nous sommes toujours en contact avec certains témoins. Pas plus tard qu'hier, j'ai parlé à Jacquie, du premier film, par Messenger, qui tente de récupérer ses deux enfants. Quant à Colin et Claire, nous leur avons envoyé le film, puis nous n'avons plus eu de nouvelles. En tout cas, je sais qu'ils étaient très heureux d'avoir témoigné et laissé une trace pour leur petite fille qu'ils retrouveront un jour.

Selon vous, la situation est-elle susceptible de changer ?
Pierre Chassagnieux : Je reste optimiste : les lois sont faites pour être modifiées ou supprimées, donc oui, j'y crois ! On peut repenser ce système et remettre le collectif au cœur du projet social. En Angleterre, le problème est que depuis 40 ans, on a mis l'individu au cœur du progrès politique. Sur le papier, je conçois que l'on puisse avoir des idées individualistes et néo-libérales, mais on voit le résultat… Depuis trois ans, en Angleterre, ces histoire commencent à être relayées au palais de Westminster (chambre du parlement, NDLR), dans la presse… donc gardons espoir.

Ne manquez pas Les Enfants Perdus d'Angleterre, de Stéphanie Thomas et Pierre Chassagnieux, diffusé le 16 avril à 20h50 sur France 5. Après la diffusion du documentaire, un débat sera animé par Marina Carrère d'Encausse. 

Le premier volet de ce diptyque, Les Enfants Volés d'Angleterre, sera diffusé le 14 avril à 23h30, sur France 5.